“c’en est fini pour longtemps de l’indépendance du Mali”
L’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop refuse d’applaudir la France officielle qu’il qualifie de « pompier pyromane ». Dans l’entretien donné le 2 février 2013 au journal Pays au quotidien , il analyse les différentes implications de la guerre au Mali.Boubacar Boris Diop : réflexions sur la question malienne
[Propos recueillis par Souleymane Ndiaye, Le Pays au Quotidien]
- Peut-on dire que le Nord-Mali, c’est encore la Françafrique dans ses œuvres ?
Oui et non. Au Mali, la France est certes dans son pré-carré et, à
l’exception du Nigeria, les pays engagés avec elle sur le terrain font
partie de son ancien empire colonial mais dans le fond on est plutôt ici
dans une logique de guerre globale. Le modèle serait plutôt l’invasion
américaine en Irak. En outre, les interventions françaises en Afrique
ont toujours été faites avec une certaine désinvolture, presque sans y
penser, alors que celle-ci, ponctuée de conseils de guerre à l’Élysée, a
été conçue comme un grand spectacle médiatique. Elle fait l’objet de
sondages réguliers et deux ministres, ceux de la Défense et des Affaires
étrangères, n’ont jamais été aussi bavards.
- Comment expliquez-vous ce changement d’attitude ?
Quelques jours après le début des combats, tous les hebdos français
ont titré : « Hollande en chef de guerre ». Le Nord-Mali, ça a été
l’occasion pour un président jugé terne, mou et indécis de se donner à
peu de frais l’image d’un dirigeant volontaire et capable de préserver
le rang de son pays dans le monde. Le contraste n’en est pas moins
frappant avec la précipitation peu glorieuse de Paris à se retirer
d’Afghanistan suite à des attaques mortelles des Talibans contre un
certain nombre de ses soldats.
- Mais les problèmes d’image de Hollande ne peuvent pas à eux seuls expliquer une intervention aussi coûteuse…
C’est évident, mais il ne pouvait pas rater la si belle occasion de
se refaire une santé. L’objectif déclaré de cette guerre, c’est d’aider
le Mali à recouvrer son intégrité territoriale mais sans la prise de
Konna par les islamistes, rien ne se serait sans doute passé. La chute
de Konna, c’est le moment où Paris, qui ne perd jamais de vue ses otages
et l’uranium d’Areva, comprend que ses intérêts économiques et sa
position dans la région sont gravement menacés. Et à partir de là, les
acteurs ne sont plus les mêmes. Cette guerre est suivie de près par des
pays comme l’Algérie, la Mauritanie, le Nigeria, sans parler des autres
puissances occidentales et du Qatar, cette monarchie du Golfe qui se
livre ici comme en Syrie et partout ailleurs à un drôle de jeu. Vous
savez aussi que depuis l’attaque d’In Amenas, Américains et Anglais se
sentent bien plus concernés et que le Japon, important partenaire
économique du Mali et dont dix ressortissants sont morts lors de la
prise d’otages, a accordé une contribution de 120 millions de dollars en
soutien à la Misma, lors de la conférence des donateurs que vient
d’organiser l’Union africaine à Addis.
- Etes-vous d’accord avec l’ambassadeur de France à Dakar quand il déclare que si son pays n’était pas intervenu personne d’autre ne l’aurait fait ?
On peut le lui concéder et c’est en fait cela le coup de génie de
Paris dans cette histoire où la France peut se présenter comme l’ennemi
des « méchants ». J’utilise ce dernier mot à dessein, car la politique
internationale me fait très souvent penser à un film hollywoodien, le
tout étant de savoir être du côté des bons. Lorsque vous apprenez par
exemple que des narco-terroristes occupent les deux tiers du Mali et
qu’ils détruisent les mosquées et les tombeaux de saints, mettent le feu
à la bibliothèque Ahmed Baba et coupent les mains des gens, votre
premier mouvement est d’approuver ceux qui essaient de les mettre hors
d’état de nuire. Et lorsqu’on écoute ces jours-ci les prises de position
des uns et des autres sur le Mali, on se rend compte de notre
difficulté à penser cette énième intervention française en Afrique. J’ai
vu l’autre soir sur la 2STV Massaer Diallo l’approuver sans ambages et
deux jours plus tard Gadio et Samir Amin en ont fait de même. N’est-ce
pas troublant ? Après tout, il s’agit là, quand on en vient à l’analyse
des dérives criminelles de la Françafrique, de trois intellectuels
au-dessus de tout soupçon…
- Est-ce à dire que vous êtes d’accord avec eux ?
Ah non ! Certainement pas. Je les comprends, je n’ai aucun doute
quant à leur sincérité mais je ne partage pas leur point de vue. Le
danger, à mon humble avis, c’est d’analyser cette guerre comme un fait
isolé. Tout le monde la relie à l’agression contre la Libye, mais pas
avec autant d’insistance qu’il faudrait. Il ne suffit pas de dire que
l’agression contre la Libye est en train de déstabiliser la bande
sahélienne et toute l’Afrique de l’Ouest. Il faut la placer, de même que
le « printemps arabe », au cœur de la réflexion sur le Nord-Mali. Nous
devons peut-être même aller plus loin et nous demander si nous n’aurions
pas dû hausser la voix dès le jour où des chars de combat français ont
forcé les grilles du palais de Gbagbo [1].
Il était possible, sans forcément soutenir Laurent Gbagbo, de bien
faire savoir à Paris qu’une ligne rouge venait d’être franchie. Mais
nous avons trop bien appris notre leçon sur la démocratie, on a inventé
exprès pour nous des termes comme « bonne gouvernance » – qui donc a
jamais entendu parler de la « bonne gouvernance » en Belgique ? – et
nous en sommes venus à perdre tout sens des nuances et surtout la
capacité d’inscrire des évènements politiques particuliers dans une
logique globale.
- Dans cette affaire, quels reproches très précis peut-on formuler aujourd‘hui contre la France ?
Ici aussi, il suffit de remonter le fil des évènements. Après avoir
assassiné Kadhafi dans les conditions scandaleuses que l’on sait, l’Etat
français a cru le moment venu de confier la sous-traitance de la guerre
contre Aqmi et le Mujao à la rébellion touarègue. Comme vient de le
rappeler Ibrahima Sène dans une réponse à Samir Amin, Paris et
Washington décident alors d’aider les Touareg présents en Libye à
rentrer lourdement armés au Mali mais, détail important, pas au Niger où
on ne veut prendre aucun risque à cause d’Areva. Les Touareg sont ravis
de pouvoir concrétiser enfin leur vieux rêve d’indépendance à travers
un nouvel Etat de l’Azawad, allié de l’Occident.
Certains medias français se sont alors chargés de « vendre » le
projet de ces « hommes bleus du désert » qui se préparent pourtant tout
simplement à entrer en guerre contre le Mali. Il suffit de faire un tour
dans les archives de France 24 et de RFI pour voir que le MNLA [2]
en particulier a été créé de toutes pièces par les services de Sarkozy.
Ces stratèges savaient très bien que cela allait se traduire par
l’effondrement de l’Etat malien et la partition de son territoire. Ça ne
les a pourtant pas fait hésiter une seconde. Juppé s’est ainsi permis
de minimiser l’égorgement collectif par les Touareg d’une centaine de
soldats et officiers maliens le 24 janvier 2012 à Aguelhok et suggéré la
possibilité d’un Azawad souverain au nord. Mais au bout du compte, le
MNLA qui n’a pas été à la hauteur des attentes de ses commanditaires
face aux jihadistes, s’est pratiquement sabordé, ce qui est d’ailleurs
sans doute une première dans l’histoire des mouvements de libération.
Dans cette affaire, la France est clairement dans le rôle du pompier
pyromane. Tout laisse croire qu’elle va défaire les jihadistes, mais sa
victoire coûtera aux Maliens leur Etat et leur honneur.
- Qu’entendez-vous par là ?
Je veux juste dire que c’en est fini pour longtemps de l’indépendance
du Mali et de sa relative homogénéité territoriale. Il faudrait être
bien naïf pour s’imaginer qu’après s’être donné tant de mal pour libérer
le Nord, la France va remettre les clefs du pays à Dioncounda Traoré et
aux Maliens et se contenter de grandes effusions d’adieu. Non, le monde
ne marche pas ainsi. La France s’est mise en bonne position dans la
course aux prodigieuses richesses naturelles du Sahara et on la voit mal
laisser tomber la rébellion touarègue qui reste entre ses mains une
carte précieuse. Un épisode de cette guerre est passé inaperçu, qui
mérite pourtant réflexion : la prise de Kidal. On en a d’abord concédé
la « prise » à un MNLA qui n’a plus aucune existence militaire et
quelques jours plus tard, le 29 janvier, les soldats français sont
entrés seuls dans la ville, n’autorisant pas les forces maliennes à les y
accompagner.
Iyad Ag Ghali, patron d’Ansar Dine, discrédité par ses
accointances avec AQMI et le MUJAO, est presque déjà hors jeu et son
rival « modéré » Alghabasse Ag Intalla, chef du MIA, est dans les
meilleures dispositions pour trouver un terrain d’entente avec Paris. En
somme, les indépendantistes Touareg vont avoir après leur débâcle
militaire un contrôle politique sur le nord qu’ils n’ont jamais eu.
C’est un formidable paradoxe, mais l’intérêt de l’Occident, c’est un
Etat central malien sans prise sur la partie septentrionale du pays. Les
pressions ont commencé pour obliger Dioncounda Traoré à négocier avec
des Touareg modérés sortis de la manche de Paris et on ne voit pas un
président aussi affaibli que Dioncounda Traoré résister à Hollande. Que
cela nous plaise ou non, le « printemps arabe » est en train de détacher
définitivement l’Afrique du Nord du reste du continent et la « nouvelle
frontière » c’est en quelque sorte le Nord-Mali. Cela correspond à un
projet stratégique très clair, très cohérent, de l’Occident et il est en
train de le mettre en œuvre.
- Qu’avez-vous pensé en voyant ces jeunes Maliens brandissant des drapeaux français ?
Certains disent que c’est un montage. Je ne suis pas du tout de cet
avis. Ces images disent au contraire l’immense soulagement des Maliens.
Ce sont des images particulièrement perturbantes et c’est pour cela que
nous devons oser les affronter. La vraie question c’est moins ce qu’il
faut penser de l’Etat Français que de nous-mêmes, je veux dire de nous
les intellectuels et les politiciens africains. Comment se fait-il que
nos populations soient laissées dans un tel état d’abandon ? Ce qui doit
nous interpeller tous, ce sont ces images-là : les troupes françaises
qui ont occupé ce pays voisin, le Mali, pendant des siècles d’une
colonisation barbare, y reviennent cinquante ans après l’indépendance et
sont accueillis comme des libérateurs. N’est-ce pas là un sérieux motif
de perplexité ?
Que pouvait bien valoir, finalement, l’indépendance du
Mali ? Qu’a-t-il fait de l’héritage de Modibo Keita [3] ?
La question qui se pose en définitive à nous tous, et sans doute avec
une force particulière aux anciennes colonies françaises d’Afrique
subsaharienne, c’est celle de notre souveraineté nationale. Certains
retournements historiques sont durs à avaler et nous y avons tous une
part de responsabilité. Mais il m’arrive d’en vouloir surtout à nos
historiens ; j’ai parfois l’impression que la plupart de ces brillants
esprits ne mettent pas leur connaissance intime de notre passé au
service de la compréhension des enjeux du présent. Beaucoup d’entre eux
ont pour ainsi dire le nez dans le guidon tandis que d’autres répètent
les mêmes phrases depuis des décennies sans paraître se rendre compte
des mutations qui n’en finissent pas d’intervenir.
- Quelles sont les autres images qui vous ont frappé dans cette guerre ?
Une en particulier : celle de ces gamins maliens au bord des routes,
regardant passer les militaires Toubab un peu comme ils le faisaient à
l’occasion du Paris-Dakar. Je me suis plusieurs fois demandé ce que ça
doit faire dans la tête d’un enfant de voir ça. On a rarement vu une
population à ce point ébahie par ce qui se passe chez elle et ne
comprenant rien à ce qui est pourtant censé être sa propre guerre. On a
parfois le sentiment qu’ils ne savent pas si ce qu’ils ont sous les
yeux, et qui est si fou, c’est de la réalité ou juste de la télé.
- L’opération Serval ne va-t-elle pas, malgré tout, redorer le blason de la France en Afrique ?
Ce n’est pas impossible mais cela m’étonnerait. Les transports
amoureux en direction des soldats français viennent du cœur, mais ils
sont passagers. Les véritables objectifs de cette guerre vont être de
plus en plus clairs pour les Maliens et, pour eux, le réveil risque
d’être douloureux. Ça n’existe nulle part, des forces étrangères sympa.
Les medias français peuvent toujours se bercer d’illusions, mais à leur
place, je me dirais que la mariée est quand même trop belle ! Et puis,
vous savez, l’opération Serval a lieu au moment même où la presse
parisienne révèle chaque jour des faits de plus en plus précis prouvant
le rôle actif des services français dans l’attentat du 6 avril 1994 qui a
déclenché le génocide des Tutsi du Rwanda. L’implication résolue de la
France dans le dernier génocide du vingtième siècle est une tâche
indélébile sur son honneur, les vivats momentanés de Gao et Tombouctou
ne vont pas l’effacer.
- Quelles leçons le Mali peut-il tirer de ce conflit ?
Tout d’abord, cela doit être extrêmement dur ces temps-ci d’être un
militaire malien. Voici une armée nationale se battant dans son propre
pays et dont les morts ne comptent même pas, à l’inverse de celle du
pilote français d’hélicoptère, Damien Boiteux, abattu au premier jour
des combats. Ce que toutes ces humiliations doivent montrer au Mali,
c’est ce qu’une certaine comédie démocratique, destinée surtout à plaire
à des parrains étrangers, peut avoir de dérisoire. Le Mali est un cas
d’école : cité partout en exemple, il a suffi d’un rien pour qu’il
s’effondre. Et on y voit déjà à l’œuvre des mécanismes d’exclusion qui
peuvent devenir de plus en plus meurtriers : tout Touareg ou Arabe
risque d’être désormais perçu comme un complice des groupes jihadistes
ou de la rébellion touarègue.
Conscients de ce danger, des
intellectuels maliens comme Aminata Dramane Traoré n’ont cessé de tirer
la sonnette d’alarme au cours des derniers mois, mais personne n’a voulu
les écouter. Les relations entre les différentes communautés du Mali
ont toujours été fragiles et la menace d’affrontements raciaux n’a
jamais été aussi sérieuse. C’est le moment de dépasser les vieilles
rancœurs. Peu de temps après le carnage d’Aguelhok, j’ai eu l’occasion
de parler dans un lycée de Bamako. Il y avait des jeunes Touareg dans
l’assistance et ils avaient manifestement peur de ce qui pourrait leur
arriver un jour ou l’autre. Rien, justement, ne doit leur arriver. Ils
n’ont pas à payer pour les crimes de quelques politiciens ambitieux, qui
sont d’ailleurs surtout laquais de Paris.
- Il se dit partout que la lenteur de la réaction africaine a ouvert un boulevard à la France et l’a même légitimée. Comment peut-on éviter qu’une telle situation ne se reproduise ?
Oui, on a beaucoup critiqué, à juste titre, les atermoiements des
Etats africains, mais il faut tout de même comprendre qu’il est
suicidaire de s’engager à mains nues dans une guerre aussi complexe.
C’est toutefois précisément le reproche qu’on peut faire à nos pays : de
ne s’être pas dotés des moyens de se défendre, individuellement ou
collectivement.
Et ici, on en revient à ce que Cheikh Anta Diop a
toujours dit : « La sécurité précède le développement et l’intégration
politique précède l’intégration économique. » Son parti, le RND, vient
d’ailleurs de le rappeler dans une déclaration sur la guerre au Mali. Sa
vie durant, Cheikh Anta Diop a insisté sur la nécessité d’une armée
continentale forte. Sa création ne peut évidemment pas être une affaire
simple, mais en voyant tous ces soldats ouest africains redevenus des
« tirailleurs sénégalais », on a un peu honte et on se dit que sur cette
question aussi Cheikh Anta Diop avait vu juste avant tout le monde. Je
pense qu’il n’est pas trop tard pour méditer ses propos. Et, soit dit
en passant, le président Sall ferait bien de s’en souvenir au moment où
il semble vouloir donner une seconde vie au NEPAD.
[...]
Notes
[1] [Ndlr] En avril 2011, lors d’un conflit sur les résultats des élections de 2010, le Président Ivoirien Laurent Gbagbo a été arrêté par des troupes françaises en 2011 pour le remplacer par le Président actuel, Allassane Ouattara.[2] [Ndlr] – MNLA : Mouvement national de libération de l’Azawad.
[3] [Ndlr] – Modibo Keita : premier président du Mali.
Bonjour
RépondreSupprimerUn excellent article, avec de très bonnes analyses.Mr Diop a bien vu.