Irak. Le pays englouti
Combien
de civils tués? Ce fut une question et un cri, comme aujourd'hui
pour la Syrie. Aujourd'hui plus personne ne s'en soucie car la
tragédie irakienne équivaut pour la conscience internationale à un
bégaiement sanglant dénué de tout suspense depuis la chute puis la
pendaison de Saddam. La culpabilité, qui rôdait au spectacle des
check points meurtriers et des visions de torture dans les geôles
d'Abou Ghraib , a été blanchie par le retrait des GI fin 2011.
Désormais l'Irak est seul et seul comptable de ses souffrances.
Cette nation peut s'engloutir dans la fosse de l'effroi sans que ses
enfants qui s'entredévorent aient droit à plus de cinq lignes dans
la presse.
Ce
matin 19 mars, nouveaux attentats contre des quartiers chiites de
Bagdad. Enoncé répétitif, toujours les mêmes images de voitures
fumantes et de boue sanglante. 4144 victimes de la terreur en 2011,
4568 en 2012. Notre consoeur Anne Nivat nous le rappelle au fil d' un
reportage tourné dans les foyers irakiens, sur les routes
incertaines, dans les cimetières des espérances. On a pu le voir
hier soir sur France 3 et on le reverra ce soir sur Arte ( "
L'ombre de la guerre"). Seuls les journalistes ne parviennent
pas à oublier l'Irak. Eux seuls connaissent le fil qui a tissé la
trame de l'irréparable. Ils étaient là à chaque étape, se
souviennent du temps où les Irakiens, sentant proche la fin de la
dictature, espéraient une issue qui ne pulvériserait pas l'unité
fragile de la nation sunnito-chiite et de son autre minorité
chrétienne.
L'inconséquence
et les mensonges des néo-conservateurs américains, soutenus à
Paris par des ténors intellectuels et politiques dont la plupart, de
la gauche à la droite, se pavanent toujours dans les allées de la
bonne conscience, ont ouvert la voie à un terrorisme resté jusqu'en
2003 totalement étranger à l'Irak. Bagdad, Fallouja, Ramadi , les
bords du Tigre, les rives de l'Euphrate sont devenus terres de djihad
tandis que les chiites et les kurdes, installés au pouvoir par le
Pentagone, voyaient leur population payer le prix d'une intervention
étrangère qui devait la délivrer et n'a fait que l'enchainer à de
nouveaux maitres. Une brève alliance entre certains groupes armés
chiites et les tribus sunnites, lors du premier siège de Fallouja
par les Américains en 2004, a volé en éclats. En 2006, avec
l'attentat de Samarra, ville sacrée pour la légende dorée du
chiisme qui y localise la disparition de l'imam caché, la guerre
confessionnelle a réellement commencé. L'Irak vit toujours dans
son souffle pestilentiel. C'est, depuis 7 ans, fanatisme contre
fanatisme, Al Qaida contre milices chiites. Le régime de Bagdad,
tenu par des chiites ultra-conservateurs, très éloignés du reste
de la tradition chiite irakienne plutôt ouverte dans les années
1950-1970, se sert du terrorisme djihadiste pour justifier la
discrimination dont les sunnites font désormais les frais.
L'atroce
est ennuyeux quand aucun enjeu ne semble s'en dégager. Sur le plan
géopolitique, l'Irak ne suscite d'intérêt inquiet qu'en raison des
pions majeurs qu'y installe la république islamique d'Iran,"soeur"
du pouvoir de Bagdad. Que les bushistes aient ainsi naguère ouvert
la porte à leur pire ennemi reste une aberration historique qui
résume la criminelle bêtise néo-conservatrice.
Sur
le plan commercial, les réserves pétrolifères qui auraient dû
faire de l'Irak la contrée la plus prospère du Moyen-Orient ne
profitent pas un instant à sa population. Malgré une production
de trois millions de barils par jour entre les puits de Kirkouk et
ceux de Bassora, au sud, la majorité des Irakiens sont privés
d'électricité, revenus à l'âge des bougies et des maisons sans
climatisation. Seuls les riches peuvent s'offrir un générateur.
Les compagnies étrangères, surtout américaines, ont attisé une
féroce bataille entre le gouvernement central et les provinces,
principalement celle du Kurdistan, comme le montre une enquête
éclairante de Jean-Pierre Sereni dans le Monde diplomatique. Une
nouvelle guerre se profile donc à Kirkouk.
Sur
le plan démocratique, l'Irak a troqué un dictateur cruel contre une
myriade de petites dictatures miliciennes, religieuses, militaires.
Les femmes y étouffent, revenues à l'âge des ombres. On en oublie
que Bagdad, jadis, avant le coup d'Etat de Saddam, était la ville
d'un Orient ouvert, avec des étudiantes en jupe courte, des artistes
audacieux - c'est ici que naquit l'art moderne arabe- des cinémas
nombreux et bondés, des restaurants populaires où l'on dégustait
le masgouf, la carpe pêchée dans le Tigre et savamment grillée,
accompagnée de "houbous", les grands pains craquants à la
mode asiatique. Bagdad vivante, chatoyante, inventive, avant le
déluge de sang et de feu.
Est-ce
aux fantômes heureux de ce temps perdu qu'on doit la décision
d'attribuer à la capitale irakienne le titre de capitale de la
culture arabe 2013? Un monument futuriste doit s'élever sur la place
Tahrir où trônait naguère la statue de Saddam. Dans leurs ateliers
étouffants, des artistes continuent à créer. Leur Irak, celui de
Sumer, des Abbassides et de leur philosophie, des calligraphies d'Al
Wassati, des palmeraies de Bassora et des poèmes de Badr Shaker Es
Sayab, le Rimbaud arabe, refuse d'être englouti.
* Pour mesurer la douleur irakienne, à
travers les rameaux épars de l'exil, lire le beau récit de Leilah
Nadir, " Les orangers de Bagdad"( Petite bibliothèque
Payot). Elle y retrace en détail l'histoire de son pays à travers
celle de sa famille. Une autobiographie foisonnante qui nous emmène
au coeur de l'âme irakienne.
Martine
Gozlan
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