Frantz Fanon - biographie et textes


Biographie
Lettre à un Français [1956] 
Lettre au Ministre Résident 
Lettre à Roger Taïeb, au début de son hospitalisation, octobre 1961 extrait 
Peau noire, masque blanc (extraits)  
citations :  Les Damnés de la Terre (1961)
Ouvrages de Fanon


Biographie

Frantz Fanon est né le 20 juillet 1925 à Fort-de-France (Martinique), troisième d’une famille de huit. Il fait ses études secondaires au lycée Schoelcher où il bénéficie des cours d’Aimé Césaire par l’intermédiaire de son frère Joby. En 1943, il part en dissidence, par l’île voisine de la Dominique, pour rejoindre les Forces Françaises Libres : il arrive au Maroc, puis en Algérie et enfin débarque à Toulon. Il est blessé en traversant le Rhin. Cette participation marque la fin de ses illusions quant à la « Mère Patrie ».



Après sa démobilisation et sa réussite au baccalauréat en Martinique, il s’inscrit en médecine à Lyon. Il obtient un diplôme de médecine légale et de pathologie tropicale, se spécialise en psychiatrie et passe une licence de psychologie. Il se marie en 1952. Il choisit d’aller à Saint-Alban comme interne dans le service du Dr. Tosquelles, républicain espagnol exilé, car il sait qu’on y expérimente des méthodes nouvelles en psychiatrie. Il présente le concours du médicat des hôpitaux psychiatriques. Il fait alors une demande pour un poste en Afrique (Sénégal), puis en Algérie.


C’est dans ce pays qu’il est nommé, en novembre 1953, médecin-chef à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville : il y transforme la vie des malades et prend la mesure des profonds traumatismes qu’engendre le régime colonial. Il a très vite des contacts avec des militants nationalistes de la base. Dès 1954, il héberge, cache des militants, des responsables de la Wilaya IV. En juillet 1956, il envoie une lettre de démission à Robert Lacoste, ministre résident en Algérie. Il est expulsé d’Algérie. Les contacts sont pris avec la direction de la résistance algérienne ; il rejoint Tunis, s’engageant totalement dans ce combat qu’il fait sien, en tant qu’Algérien, choisissant l’Algérie comme patrie.


Il travaille au département Information à Tunis avec Abane Ramdane. Il est membre de la rédaction d’El Moudjahid, tout en continuant à exercer la psychiatrie. En janvier 1960, le GPRA le nomme représentant à Accra : il effectuera différentes missions en Afrique. En décembre 1960, il se sait atteint d’une leucémie mais ne ralentit pas pour autant ses activités. Il meurt le 6 décembre 1961 aux Etats-Unis. Selon son vœu, son corps est ramené à Tunis et enterré en terre algérienne. De février à mai, il a écrit Les Damnés de la terre qui paraissent, à Paris, juste avant sa mort. Ses ouvrages publiés : Peau noire, masques blancs (Le Seuil, 1952), L’An V de la Révolution algérienne (Sociologie d’une révolution, Maspero, 1959), Les Damnés de la terre (Maspero 1961, avec une préface de Jean-Paul Sartre), Pour une révolution africaine (Maspero, 1961, textes rassemblés après sa mort). Ces ouvrages ont eu plusieurs rééditions et traductions dans de nombreuses langues : la plus récente en français, aux éditions de La Découverte.


La « Lettre à un Français », quoique plus largement destinée, a été probablement écrite pour Lacaton, psychiatre, Chef de service à Blida à la même époque que lui et qui venait de Bordeaux. Démocrate, plutôt à gauche, il a donné un coup de main à la résistance mais a très vite freiné. Il attendait de rentrer en France le plus vite possible. A sa lecture, on peut être frappé par la connaissance que Fanon a acquise de la société coloniale de l’époque.


La Lettre de démission est bien contextualisée dans la courte biographie donnée.


Quant à l’extrait de la troisième lettre, c’est vraisemblablement la dernière écrite par Fanon. Roger et Yolande Taîeb était un couple de juifs tunisiens très engagés. Outre leur engagement, ils étaient très cultivés et d’une grande hospitalité. Roger et Frantz étaient devenus très amis. Avec Roger Taieb, F. Fanon pouvait parler de tout. Comme Alice Cherki l’écrit dans Frantz Fanon, portrait (Le Seuil, 2000), « cette lettre, écrite dans la solitude, loin de toute mise en scène, est le reflet le plus intime et le plus exact de l’état d’esprit de Fanon à cette dernière époque de sa vie ».

Alice Cherki et Christiane Chaulet Achour


[1956 - 1961]

Lettres de Frantz Fanon

Lettre à un Français [1956]


Quand tu m’as dit ton désir de quitter l’Algérie, mon amitié soudain s’est faite silencieuse ? Certes de images surgies, tenaces et décisives étaient à l’entrée de ma mémoire. Je te regardais et ta femme à côté. Tu te voyais déjà en France… De nouveaux visages autour de toi, très loin de ce pays où depuis quelques jours les choses décidemment ne vont pas bien. Tu m’as dit, l’atmosphère se gâte, il faut que je m’en aille.



Ta décision sans être irrévocable parce que tu l’avais exprimée, progressivement prenait forme. Ce pays inexplicablement hérissé ! Les routes qui ne sont plus sûres. Les champs de blé transformés en brasiers. Les Arabes qui sont méchants. On raconte. On raconte. Les femmes seront violées. Les testicules seront coupés et fichés entre les dents. Rappelez-vous Sétif ! Voulez-vous un autre Sétif ? Ils l’auront mais pas nous. Tu m’as dit tout cela en riant. Mais ta femme ne riait pas. Et derrière ton rire j’ai vu. J’ai vu ton essentielle ignorance des choses de ce pays. Des choses car je t’expliquerai.



Peut-être partiras-tu, mais dis-moi, quand on te demandera : « Que se passe-t-il en Algérie ? » Que répondras-tu ? Quand tes frères te demanderont : qu’est-il arrivé en Algérie ? Que leur répondras-tu ? Plus précisément quand on voudra comprendre pourquoi tu as quitté ce pays, comment feras-tu pour éteindre cette honte que déjà tu traînes ? Cette honte de n’avoir pas compris, de n’avoir pas voulu comprendre ce qui autour de toi s’est passé tous les jours. Huit ans durant tu fus dans ce pays. Et pas un morceau de cette énorme plaie qui t’ait empêché ! Et pas un morceau de cette énorme plaie qui t’est obligé ! De te découvrir enfin tel. Inquiet de l’Homme mais singulièrement pas de l’Arabe. Soucieux, angoissé, tenaillé. Mais en plein champ, ton immersion dans la même boue. Dans la même lèpre.


Car pas un Européen qui ne se révolte, ne s’indigne, de s’alarme de tout, sauf du sort fait à l’Arabe. Arabes inaperçus. Arabes ignorés. Arabes passés sous silence. Arabes subtilisés, dissimulés. Arabes quotidiennement niés, transformés en décor saharien. Et toi mêlé à ceux : Qui n’ont jamais serré la main à un Arabe. Jamais bu le café. Jamais parlé du temps qu’il fait à un Arabe. A tes côtés les Arabes. Ecartés les Arabes. Sans effort rejetés les Arabes. Confinés les Arabes. Ville indigène écrasée. Ville d’indigènes endormis. Il n’arrive jamais rien chez les Arabes. Toute cette lèpre sur ton corps. Tu partiras. Mais toutes ces questions, ces questions sans réponse. Le silence conjugué de 800.000 Français, ce silence ignorant, ce silence innocent. Et 9.000.000 d’hommes sous ce linceul de silence.

Je t’offre ce dossier afin que nul ne meure, ni les morts d’hier, ni les ressuscités d’aujourd’hui. Je veux ma voix brutale, je ne la veux pas belle, je ne la veux pas pure, je ne la veux pas de toutes dimensions. Je la veux de part en part déchirée, je ne veux pas qu’elle s’amuse car enfin, je parle de l’homme et de son refus, de la quotidienne pourriture de l’homme, de son épouvantable mission. Je veux que tu racontes. Que je dise par exemple : il existe une crise de la scolarisation en Algérie, pour que tu penses : c’est dommage il faut y remédier. Que je dise : un Arabe sur trois cents qui sache signer son nom, pour que tu penses : c’est triste, il faut que cela cesse.


Ecoute plus avant : Une directrice d’école se plaignant devant moi, se plaignant à moi d’être obligée chaque année d’admettre dans son école de nouveaux petits Arabes. L’analphabétisme de ces petits bicots qui croît à la mesure même de notre silence. Instruire les Arabes, mais vous n’y pensez pas. Vous voulez donc nous compliquer la vie. Ils sont bien comme ils sont. Moins ils comprennent, mieux cela vaut. Et où prendre les crédits. Cela va vous coûter les deux yeux de la tête. D’ailleurs ils n’en demandent pas tant.


Une enquête faite auprès des Caïds montre que l’Arabe ne réclame pas d’écoles. Millions de petits cireurs. Millions de « porter madame ». Millions de donne-moi un morceau de pain. Millions d’illettrés « ne sachant pas signer, ne signe, signons ». Millions d’empreintes digitales sur les procès-verbaux qui conduisent en prisons. Sur les actes de Monsieur le Cadi. Sur les engagements dans les régiments de tirailleurs algériens. Millions de fellahs exploités, trompés, volés. Fellahs agrippés à quatre heures du matin, abandonnés à huit heures du soir. Du soleil à la lune. Fellahs gorgés d’eau, gorgés de feuilles, gorgés de vieille galette qui doit faire tout le mois. Fellah immobile et tes bras bougent et ton dos courbé mais ta vie arrêtée.


Les voitures passent et vous ne bougez pas. On vous passerez sur le ventre que vous ne bougeriez pas. Arabes sur les routes. Bâtons passés dans l’anse du panier. Panier vide, espoir vide, toute cette mort du fellah. Deux cent cinquante francs par jour. Fellah sans terre. Fellah sans raison. Si vous n’êtes pas contents vous n’avez qu’à partir. Des enfants pleins la case. Des femmes pleines dans les cases. Fellah essoré. Sans rêve. Six fois deux cent cinquante francs par jour. Et rien ici ne vous appartient. On est gentil avec vous, de quoi vous plaigniez-vous ? Sans nous que feriez-vous ? Ah, il serait joli ce pays si nous nous en allions ? Transformé en marais au bout de peu de temps, oui ! Vingt-quatre fois deux cent cinquante francs par jour. Travaille fellah. Dans ton sans l’éreintement prosterné de toute une vie. Six mille francs par mois. Sur ton visage le désespoir. Dans ton ventre la résignation… Qu’importe fellah si ce pays est beau.

(Lettre inédite publié dans Pour la Révolution africaine, Maspero, 1969)


1956
Lettre au Ministre Résident

Monsieur le Docteur Frantz Fanon Médecin des Hôpitaux Psychiatriques Médecin-Chef de service à L’Hôpital Psychiatrique de BLIDA-JOINVILLE

A Monsieur le Ministre Résident Gouverneur Général de l’Algérie ALGER

Monsieur Le Ministre,



Sur ma demande et par arrêté en date du 22 octobre 1953, Monsieur le Ministre de la Santé Publique et de la Population a bien voulu me mettre à la disposition de Monsieur le Gouverneur Général de l’Algérie pour être affecté à un Hôpital Psychiatrique de l’Algérie. Installé à l’Hôpital Psychiatrique de Blida-Joinville le 23 novembre 1953, j’y exerce depuis cette date les fonctions de Médecin-Chef de service. Bien que les conditions objectives de la pratique psychiatrique en Algérie fussent déjà un défi au bon sens, il m’était apparu que des efforts devaient être entrepris pour rendre moins vicieux un système dont les bases doctrinales s’opposaient quotidiennement à une perspective humaine authentique. Pendant près de trois ans je me suis mis totalement au service de ce pays et des hommes qui l’habitent. Je n’ai ménagé ni mes efforts, ni mon enthousiasme. Pas un morceau de mon action qui n’ait exigé comme horizon l’émergence unanimement souhaitée d’un monde valable.


Mais que sont l’enthousiasme et le souci de l’homme si journellement la réalité est tissée de mensonges, de lâchetés, du mépris de l’homme ? Que sont les intentions si leur incarnation est rendue impossible par l’indigence du cœur, la stérilité de l’esprit, la haine des autochtones de ce pays ?


La Folie est l’un des moyens qu’a l’homme de perdre sa liberté. Et je puis dire, que placé à cette intersection, j’ai mesuré avec effroi l’ampleur de l’aliénation des habitants de ce pays. Si la psychiatrie est la technique médicale qui se propose de permettre à l’homme de ne plus être étranger à son environnement, je me dois d’affirmer que l’Arabe, aliéné permanent dans son pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolue.


Le statut de l’Algérie ? Une déshumanisation systématique.

Or le pari absurde était de vouloir coûte que coûte faire exister quelques valeurs alors que le non-droit, l’inégalité, le meurtre multi-quotidien de l’homme étaient érigés en principes législatifs. La structure coloniale existant en Algérie s’opposait à toute tentative de remettre l’individu à sa place.


Monsieur le Ministre il arrive un moment où la ténacité devient persévération morbide. L’espoir n’est plus alors la porte ouverte sur l’avenir mais le maintien illogique d’une attitude subjective en rupture organisée avec le réel ?


Monsieur le Ministre, les événements actuels qui ensanglantent l’Algérie ne constituent pas aux yeux de l’observateur un scandale. Ce n’est ni un accident, ni une panne de mécanisme.


Les événements d’Algérie sont la conséquence logique d’une tentative avortée de décérébraliser un peuple. Il n’était point exigé d’être psychologue pour deviner sous la bonhomie apparente de l’Algérien, derrière son humilité dépouillée, une exigence fondamentale de dignité. Et rien ne sert, à l’occasion de manifestations non simplifiables, de faire appel à un quelconque civisme. La fonction d’une structure sociale est de mettre en place des institutions traversées par le souci de l’homme. Une société qui accule ses membres à des solutions de désespoir est une société non viable, une société à remplacer.


Le devoir du citoyen est de le dire. Aucune parole professionnelle, aucune solidarité de classe, aucun désir de laver le linge en famille ne prévaut ici. Nulle mystification pseudo-nationale ne trouve grâce devant l’exigence de la pensée.


Monsieur le Ministre, la décision de sanctionner les grévistes du 5 juillet 1956 est une mesure qui, littéralement, me paraît irrationnelle. Ou les grévistes ont été terrorisés dans leur chair et celle de leur famille, alors il fallait comprendre leur attitude, la juger normale, compte tenu de l’atmosphère.


Ou leur abstention traduisait un courant d’opinion unanime, une conviction inébranlable, alors toute attitude sanctionniste était superflue, gratuite, inopérante.

Je dois à la vérité de dire que la peur ne m’a pas paru être le trait dominant des grévistes. Bien plutôt il y avait le vœu inéluctable de susciter dans le calme et le silence une ère nouvelle toute de dignité et de paix.

Le travailleur dans la cité doit collaborer à la manifestation sociale. Mais il faut qu’il soit convaincu de l’excellence de cette société vécue. Il arrive un moment où le silence devient mensonge.

Les intentions maîtresses de l’existence personnelle s’accommodent mal des atteintes permanentes aux valeurs les plus banales.

Depuis de longs mois ma conscience est le siège de débats impardonnables. Et leur conclusion est la volonté de ne pas désespérer de l’homme, c’est-à-dire de moi-même.

Ma décision est de ne pas assurer une responsabilité coûte que coûte, sous le fallacieux prétexte qu’il n’y a rien d’autre à faire.

Pour toutes ces raisons, j’ai l’honneur, Monsieur le Ministre, de vous demander de bien vouloir accepter ma démission et de mettre fin à ma mission en Algérie, avec l’assurance de ma considération distinguée.



Lettre à Roger Taïeb, au début de son hospitalisation, octobre 1961 extrait :



Si j’avais quitté Tunis quatre jours plus tard, eh bien je serais mort. Cela, aucun médecin ne me l’a caché. Où en suis-je maintenant ? Dans la période difficile postérieure aux grandes hémorragies et où le processus leucémique encore actif multiplie les offensives, d’où une surveillance de nuit et de jour. Roger, ce que je veux vous dire c’est que la mort elle est toujours avec nous et l’important n’est pas de savoir si l’on peut l’éviter, mais si l’on fait pour les idées qui sont les     siennes le maximum. 

Ce qui me choque ici dans ce lit, au moment où je sens mes forces s’en aller, ce n’est pas de mourir, mais de mourir à Washington de leucémie aiguë, alors que j’aurais pu mourir, il y a trois mois face à l’ennemi, puisque je savais que j’avais cette maladie. Nous ne sommes rien sur cette terre si nous ne sommes d’abord les esclaves d’une cause, de la cause des peuples, la cause de la justice et de la liberté. Et je veux que vous sachiez que même au moment où les médecins avaient désespéré je pensais encore, oh dans le brouillard, je pensais au peuple algérien, aux peuples du Tiers Monde et si j’ai tenu, c’est à caused’eux .

   Frantz Fanon International


*** 

Peau noire, masque blanc (extraits) 

dois-je sur cette terre, qui deja tente de se derober, me poser le probleme de la verite noire ?
    dois-je me confiner dans la justification d'un angle facial?
    je n'ai pas le droit, moi homme de couleur, de rechercher en quoi ma race est superieure ou inferieure a une autre race.
    je n'ai pas le droit, moi homme de couleur, de me souhaiter la cristallisation chez le blanc d'une culpabilite envers le passe de ma race.
    je n'ai pas le droit, moi homme de couleur, de me preoccuper des moyens qui me permettraient de pietiner la fierte de l'ancien maître.
    je n'ai pas le droit ni le devoir d'exiger reparation pour mes ancetres domestiques.
    il n'y a pas de mission negre ; il n'y a pas de fardeau blanc.
    je me decouvre un jour dans un monde où les choses font mal ; un monde où l'on me reclame de me battre ; un monde où il est toujours question d'aneantissement ou de victoire.
    je me decouvre, moi homme, dans un monde où l'autre, interminablement, se durcit.
    non, je n'ai pas le droit de venir et de crier ma haine au blanc.
    je n'ai pas le devoir de murmurer ma reconnaissance au blanc.
    il y a ma vie prise au lasso de l'existence. Il y a ma liberte qui me renvoie a moi-meme. Non, je n'ai pas le droit d’ etre un noir.
   un seul devoir. Celui de ne pas renier ma liberte au travers de mes choix.



***



citations : Les Damnés de la Terre (1961),

 Frantz Fanon, éd. La Découverte poche, 2002,

Le langage du colon, quand il parle du colonisé, est un langage zoologique. On fait allusion aux mouvements de reptation du Jaune, aux émanations de la ville indigène, aux hordes, à la puanteur, aux pullulements, aux grouillements, aux gesticulations. Le colon, quand il veut bien décrire et trouver le mot juste, se réfère constamment au bestiaire. p. 45

Chaque fois qu'il est question de valeurs occidentales, il se produit, chez le colonisé, une sorte de raidissement, de tétanie musculaire. [...] Or il se trouve que lorsqu'un colonisé entend un discours sur la culture occidentale, il  sort sa machette ou du moins il s'assure qu'elle est à portée de sa main. La violence avec laquelle s'est affirmée la suprématie des valeurs blanches, l'agressivité qui a imprégné la confrontation victorieuse de ces valeurs avec les modes de vie ou de pensées des colonisés font que, par un juste retour des choses, le colonisé ricane quand on évoque devant lui ces valeurs. p. 46


Pour le peuple colonisé, la valeur la plus essentielle, parce que la plus concrète, c'est d'abord la terre: la terre qui doit assurer le pain et, bien sûr, la dignité. Mais cette dignité n'a rien à voir avec la dignité de la personne humaine. Cette personne humaine idéale, il n'en a jamais     entendu parler…  p. 47-48

Le colon fait l'histoire. Sa vie est une épopée, une odyssée. Il est le commencement absolu : "Cette terre, c'est nous qui l'avons faites." Il est la cause continuée : "Si nous partons, tout est perdu, cette terre retournera au Moyen-Age." En face de lui, des êtres engourdis, travaillés de l'intérieur par les fièvres et les "coutumes ancestrales", constituent un cadre quasi minéral au dynamisme novateur du mercantilisme colonial. p. 52-53


Les nations européennes se vautrent dans l'opulence la plus ostentatoire. Cette opulence européenne est littéralement scandaleuse car elle a été bâtie sur le dos des esclaves, elle s'est nourrie du sang des esclaves, elle vient en droite ligne du sol et du sous-sol de ce monde sous-développé. Le bien-être et le progrès de l'Europe ont été bâtis avec la sueur et les cadavres des Nègres, des Arabes, des Indiens et des Jaunes. Cela nous décidons de ne plus l'oublier. p. 94


Si les conditions de travail ne sont pas modifiées il faudra des siècles pour humaniser ce monde rendu animal par les forces impérialistes. p. 98


Le colonialisme et l'impérialisme ne sont pas quitte avec nous quand ils ont retiré de nos territoires leurs drapeaux et leurs forces de police. Pendant des siècles les capitalistes se sont comportés dans le monde sous-développé comme de véritables criminels de guerre. Les déportations, les massacres, le travail forcé, l'esclavagisme ont été les principaux moyens utilisés par le capitalisme pour augmenter ses réserves d'or et de diamants, ses richesses et pour établir sa puissance. Il y a peu de temps, le nazisme a transformé la totalité de l'Europe en véritable colonie. Les gouvernements des différentes nations européennes ont exigé des réparations et demandé la restitution en argent et en nature des richesses qui leur avaient été volées [...]. Pareillement nous disons que les Etats impérialistes commettraient une grave erreur et une justice inqualifiable s'ils se contentaient de retirer de notre sol les cohortes militaires, les services administratifs et d'intendance dont c'était la fonction de découvrir des richesses, de les extraire et de les expédier vers les métropoles. La réparation morale de l'indépendance nationale ne nous aveugle pas, ne nous nourrit pas. La richesse des pays impérialistes est aussi notre richesse.[...] L'Europe est littéralement la création du tiers monde.  p. 99


Politiser les masses, ce n'est pas, ce ne peut pas être faire un discours politique. C'est s'acharner avec rage à faire comprendre aux masses que tout dépend d'elles, que si nous stagnons c"est de leur faute et que si nous avançons c'est aussi de leur faute, qu'il n'y a pas de démiurge, qu'il n'y a pas d'homme illustre responsable de tout, mais que le démiurge c'est le peuple et que les mains magiciennes ne sont en définitive que celles du peuple.  p. 187


Au bout d'un ou deux siècles d'exploitation se produit une véritable émaciation du panaroma culturel national. La culture nationale devient un stock d'habitudes motrices, de traditions vestimentaires, d'institutions morcelées. On y décèle peu de mobilité. Il n'y a pas de créativité vraie, pas d'effervescence. Misère du peuple, opression nationale et inhibition de la culture sont une seule et même chose. Après un siècle de domination coloniale, on trouve une culture rigidifiée à l'extrême, sédimentée, minéralisée.  p. 227

Quittons cette Europe qui n'en finit pas de parler de l'homme tout en le massacrant partout ou elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde.  p. 301


Cette Europe qui jamais ne cessa de parler de l'homme, jamais de proclamer qu'elle n'était inquiète que de l'homme, nous savons aujourd'hui de quelles souffrances l'humanité a payé chacune des victoires de son esprit.  p. 302


Dans décolonisation, il y a donc exigence d'une remise en cause intégrale de la question coloniale. Sa définition peut, si on veut la décrire avec précision, tenir dans la phrase bien connue: "les derniers seront les premiers." La décolonisation est la vérification de cette phrase. C'est pourquoi, sur le plan de la description, toute décolonisation est une réussite.  p. 40
La première chose que l'indigène apprend, c'est à rester à sa place, à ne pas dépasser les limites; c'est pourquoi les rêves de l'indigène sont des rêves musculaires, des rêves d'action, des rêves agressifs. Je rêve que je saute, que je nage, que je cours, que je grimpe. Je rêve que j'éclate de rire, que je franchis le fleuve d'une enjambée, que je suis poursuivi par une meute de voitures qui ne me rattrapent jamais. Pendant la colonisation, le colonisé n'arrête pas de se libérer entre neuf heures du soir et six heures du matin. Cette agressivité sédimentée  dans ses muscles, le colonisé va d'abord la manifester contre les siens. C'est la période où les nègres se bouffent entre eux et où les policiers, les juges d'instruction ne savent plus où donner de la tête devant l'étonnante criminalité nord-africaine.  p. 53-54

Le colonialisme n'est pas une machine à penser, n'est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l'état de nature et ne peut s'incliner que devant une plus grande violence.  p. 61

Citations « Frantz Fanon » sur Wikiquote, le recueil de citations libres

***

 OUVRAGES DE FANON

Peau Noire, Masques Blancs , Editions du seuil 1952 .
   

L’an v de la révolution algérienne, réédité en 1966 sous le titre " Sociologie d’une révolution . "
   

Pour la révolution africaine, (1964
   

Les damnés de la terre (1961)
   

Les annales médico-psychologiques (1953)
  

Congrès des mèdecins aliénistes et neurologistes de France et pays de langues française (1953) avec le Dr François Tosquelles
  

" Sur essai de réadaptation chez un malade avec épilepsie morphiques et troubles de   caractère graves avec le Dr François Tosquelles

    
" Notes sur les techniques de sommeil avec conditionnement et contrôle encéphalographique " avec les Dr Espinay et Zenner
   

" Conduites d’aveu en Afrique du Nord "avec le Dr Lacaton (1955)
   

"Le TAT chez la femme musulmane sociologie de la perception et de l'imagination"avec le Dr Géromini (1956)
   

Revue pratique et sociologie de la vie sociale et D’hygiène mentale n°1, 1956," l’attitude de musulmans magrébins devant la folie "
   

La Tunisie médicale Vol 36 et 37 (1958/1959)
   

Conscience maghrébine (1955) " Réflexions sur l’ethnopsychiatrie "
   

L’information psychiatrique(1954)
    * La socialthérapie dans un service d’ "hommes musulmans " avec le Dr Azoulay
    * Aspects actuels de l’assistance mentale en Algérie avec les Dr Dequer, Lacaton, Micusi et Ramee
   

Maroc médical, janvier 1957, "signification psychopathiques "

Voir aussi la Page : FRANZ FANON EN AFRIQUE ET EN ASIE 




Commentaires

  1. Bonjour Maryvonne Leray.Je suis parmi les honorés qui ont reçu les œuvres et la biographie de ce grand écrivain qui est Frantz Fanon de votre blog.
    Merci et bien à vous

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