Quand les services français trafiquaient l’opium…
18
janvier 1953. Un bimoteur DC-3 se pose au Cap-Saint-Jacques
(aujourd’hui Vung Tau), une station balnéaire au sud du Vietnam.
L’avion de l’armée de l’air arrive de la Plaine des Jarres au
Laos – une région également sous administration française. Des
caisses sont déchargées et aussitôt transportées vers les
bâtiments du Centre d’entrainement spécialisé (CES) à Ty Wan.
Un lieu discret, où l’on forme les cadres du GCMA, le Groupement
des commandos mixtes aéroportés. La branche armée des services
secrets français en Indochine (1).
Les
caisses contiennent 1,5 tonne d’opium. Une partie de cette
cargaison, près de 500 kilos, est rapidement transférée vers une
maison de jeu à Cholon, le quartier chinois de Saïgon. Le « Grand
Monde », c’est le nom de l’établissement, est contrôlée par
la « secte » des Binh Xuyen, un gang dirigé par le « général »
Le Van Vien, qui marrie les activités politiques et mafieuses. Le
reste des caisses d’opium est entreposé au magasin d’armes du
GCMA, à Saïgon. Il y en a pour une fortune et tout cela est
parfaitement illégal : le SDECE (service de documentation extérieure
et de contre-espionnage), l’ancêtre de la DGSE actuelle, se livre
au trafic de drogue !
L’affaire
éclate – très discrètement - lorsqu’un officier trésorier
consciencieux refuse de valider des documents comptables frauduleux.
Le Haut-Commissaire Jean Letourneau (qui a rang de ministre à Paris)
est prévenu. Le 1er mars, la gendarmerie prévôtale débarque au
GCMA et saisit les caisses d’opium. Quelques jours plus tôt,
Letourneau s’est fait expliquer l’affaire par le général Raoul
Salan, commandant en chef en Indochine, qui a la réputation de ne
pas être indifférent aux produits opiacés…
Il
s’agit de l’ « Opération X ». La drogue provient des peuples
montagnards – Thaïs et Méos – qui ont organisé des maquis
pro-français afin de lutter contre le Vietminh. Le GCMA a passé un
accord avec eux : les services français se chargent de transporter
leur production vers leurs clients à Saïgon… Le SDECE fait d’une
pierre deux coups : il renforce son alliance avec ces combattants
anticommunistes et privent les communistes des bénéfices de ce
trafic. En 1948, un rapport du 2ème Bureau estimait que 80% de la
production d’opium était contrôlée par le Vietminh. Au passage,
les services français s’autofinancent !
Ce
n’est pas joli-joli, mais à la guerre comme à la guerre.
Letourneau se range aux arguments de Salan et ces trafics continuent,
simplement contrôlés d’un peu plus près. Un fusible saute : le
lieutenant-colonel Grall est remplacé par le commandant Roger
Trinquier à la tête du GCMA. Quelles furent les quantités exactes
d’opium transportées ? Combien ce trafic rapporta-t-il ? Qui était
vraiment au courant ? On l’ignore toujours. Les archives du SDECE
sur cette période ne sont pas encore complètement accessibles aux
chercheurs. Leur ouverture prochaine réservera sans doute quelques
surprises.
«
Nous sommes à la lisière de ce qui est répréhensible au nom de la
morale mais qui peut être acceptable au nom de l’efficacité »
assure l’historien Jean-Marc Lepage. Il reconnait que « le SDECE
n’hésite pas à s’affranchir de la légalité », mais que « la
prise en charge de l’opium par le GCMA a permis le ralliement des
peuples montagnards, qui ont par la suite semé le trouble sur les
arrière de l’armée populaire ». Ce qui n’évitera pas l’échec
final de la France en Indochine...
L’opium
sert aussi de rémunération pour les informateurs et de cadeaux aux
« amis ». Ainsi, au Nord-Laos, le lieutenant Lacroze en avait
toujours quelques kilos dans son coffre-fort… Autre exemple : en
1950, une tonne d’opium est saisie lors de l’opération
Chrysalide contre le Vietminh. Les différents services vont se
bagarrer comme des chiens pour récupérer « ce capital extrêmement
délicat à manipuler » (selon les mots du commandant en chef) qui
aurait été officiellement détruit…
En
permanence à cours d’argent, les services français en Indochine
utilisent des moyens peu recommandables pour se financer : le trafic
d’opium, mais aussi la fausse monnaie, l’argent des BMC (les
bordels militaires de campagne), les fausses factures, le taux de
change parallèle des piastres… Les services franchissent
clairement la ligne jaune vers les méthodes du banditisme, ce qui
laissera des traces profondes chez les personnels impliqués.
L’image, négative, des services français et de leurs «
barbouzeries » s’en ressentira durant des décennies, au moins
jusqu’aux années 90. La faute à qui ? L’historien Hugues
Tertrais explique que « l’Indochine aura décidément été l’un
des lieux où l’institution militaire aura appris à se débrouiller
toute seule ». C’est, en général, une fort mauvaise idée ! Mais
la responsabilité en revient d’abord au pouvoir civil.
Ces
dérives ne sont pas propres à l’armée française. Dix ans plus
tard, dans le même pays, les Américains feront de même avec les
mêmes tribus montagnardes contre le même ennemi. En Amérique
latine, lorsqu’il s’agissait de lutter contre des guérillas
castristes ou prosoviétiques, les mêmes n’ont pas toujours été
très regardant. Et en Afghanistan, on découvrira un jour comment le
ralliement de seigneurs de la guerre locaux a été obtenu afin de
lutter d’abord contre les Soviétiques puis provoquer la chute des
talibans…
C’est
la face cachée des opérations clandestines. Elle n’est pas belle.
Est-elle au moins efficace ? Ce n’est même pas sûr. Car, comme la
torture, elle provoque souvent autant de dégâts moraux dans les
institutions qui la mettent en œuvre que chez l’ennemi.
(1)
On lira l’excellent livre de Jean-Marc Lepage « Les services
secrets en Indochine » (Nouveau Monde éditions, 2012. 24 euros),
qui retrace toute cette affaire… et bien d’autres.
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