AFRIQUE DU SUD • Mandela : un héritage en question


Alors que “Madiba” est entre la vie et la mort, l’heure est au bilan. Sa personnalité est respectée et adulée par tous. Mais les politiques économiques qu’il a menées après l’apartheid n’ont pas résorbé les inégalités dans le pays. 
Mandela excellait dans la rhétorique de l’arc-en-ciel et de la réconciliation, qui imprègne toujours le discours public, mais il a présidé une politique économique catastrophique pour la majorité pauvre et noire du pays.
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Je me demande ce que Mandela penserait de ces manifestants pour qui la liberté a débouché sur l’inégalité dans l’éducation et qui voient aujourd’hui le gouvernement qu’il a contribué à faire naître comme un obstacle à la jouissance de leurs droits dans la nouvelle Afrique du Sud. Peut-être se reconnaîtrait-il en eux…"

Sean Jacobs
The Nation



Je suis retourné chez moi, en Afrique du Sud, quelques jours avant que Nelson Mandela ne soit à nouveau hospitalisé. C’est la cinquième fois qu’il se retrouve à l’hôpital depuis le mois de décembre, et beaucoup craignent que ce séjour ne soit le dernier. Cela fait au moins dix ans que Mandela ne joue plus aucun rôle dans la vie politique sud-africaine, mais il demeure un symbole puissant des promesses de la “nation arc-en-ciel”. L’angoisse est palpable, en particulier dans les médias : que se passera-t-il quand il mourra ?




Andrew Mlangeni, qui a passé plus de vingt ans avec Mandela à la prison de Robben Island, a déclaré dans un hebdomadaire local que les Sud-Africains devaient libérer Mandela spirituellement et le laisser partir. La plupart des gens ordinaires se sont résignés à son départ et sont en train de lui faire leurs adieux, même si certains auraient aimé qu’il reste un peu plus longtemps avec nous. Les enfants des écoles et les religieux défilent à l’hôpital pour prier pour lui et laisser des messages.




SAINT POPULAIRE



A l’heure où le pays veille Mandela, les Sud-Africains débattent de son héritage et de l’histoire qu’il incarne si puissamment. Mandela a beau avoir été toute sa vie membre de l’ANC, le parti au pouvoir, l’Alliance démocratique (DA, parti d’opposition considéré comme un parti pour les Blancs) affirme aujourd’hui que c’est elle sa véritable héritière, et non l’ANC. Le parti a même sorti des affiches électorales avec l’image de Mandela, ce qui lui a valu un tonnerre de critiques, qui ont qualifié cette campagne de réinterprétation de l’Histoire. Le président Jacob Zuma les a rappelés à ordre : “Avec le portrait qu’en fait la DA, c’est comme si Madiba était né en 1994. Comme s’il n’avait eu aucune vie avant.”




On comprend toutefois pourquoi la DA ne peut s’empêcher d’aller trop loin. Mandela est la personnalité la plus respectée de l’histoire sud-africaine et peut-être mondiale du XXe siècle. Il se rapproche d’un saint dans l’imagination populaire. Mandela incarne le récit d’une lutte noble contre l’apartheid et le miracle de la réconciliation raciale à la fin du XXe siècle.




LE FONDATEUR D’UNE DÉMOCRATIE LIBÉRALE



Mais l’Afrique du Sud d’aujourd’hui est totalement différente de celle que Mandela a trouvée à sa sortie de prison en 1990. Elle a un gouvernement noir, une classe moyenne noire en continuelle expansion, des médias dynamiques, des libertés démocratiques affermies et une économie en pleine croissance. Mandela peut être crédité d’avoir su convaincre les Blancs des vertus de la démocratie libérale. Il a ainsi assuré la stabilité économique du pays après 1994, même si c’était au prix du maintien de la richesse et de l’influence disproportionnées de la population blanche.



Les présidents suivants ont continué dans cette veine. Même si la population blanche était fortement armée au début (et même si certains Blancs ont toujours des idées racistes), les problèmes raciaux ne suscitent plus vraiment de turbulences politiques aujourd’hui.



Certes, d’aucuns parlent de discrimination et de “racisme à l’envers”, et s’organisent en “organisations de la société civile”. Mais de manière générale les Blancs n’ont jamais été si prospères, mobiles et libres. D’après un rapport publié récemment par l’Institut sud-africain des relations entre les races (un organisme indépendant qui n’hésite pas à s’en prendre au gouvernement de l’ANC), les Blancs s’en sortent bien mieux que prévu depuis la fin de l’apartheid. Une autre étude révèle que la majorité des chefs d’entreprise et cadres supérieurs sont toujours blancs. Africa Check, une version sud-africaine de factcheck.org, rectifie les statistiques sur la pauvreté des Blancs invoquées par les groupes d’intérêt afrikaners : “Il est parfaitement faux d’affirmer qu’il y a 400 000 Blancs qui vivent dans des camps de squatters. Le dernier recensement révèle que seule une infime fraction de la population blanche est touchée – 7 754 foyers seulement.”

Les Blancs s’en sortent très bien dans l’Afrique du Sud de l’après-Mandela et se demandent donc avec angoisse ce qui va se passer quand il mourra. Cette angoisse s’explique en partie par la prise de conscience que la transformation a mis du temps à toucher la grande majorité de la population. Mandela excellait dans la rhétorique de l’arc-en-ciel et de la réconciliation, qui imprègne toujours le discours public, mais il a présidé une politique économique catastrophique pour la majorité pauvre et noire du pays.

Résultat, l’Afrique du Sud demeure l’un des pays du monde où les inégalités sont les plus grandes. Et l’inégalité est toujours définie par la race. Le nombre de personnes vivant avec moins d’un dollar par jour a doublé depuis 1994, mais aussi le nombre de millionnaires.




DÉSESPOIR DES PAUVRES



Les gouvernements successifs (à commencer par celui de Mandela) ont hésité à s’attaquer aux inégalités fondamentales léguées par l’Histoire. Il n’y a pas eu de réforme agraire d’importance et on n’a pas touché à l’architecture de développement séparé. Le gouvernement a beau avoir construit en masse des logements sociaux, ils sont toujours édifiés loin des centres-villes, près des townships noirs. Près de 280 000 familles ne disposent pas d’installations sanitaires de base. Au Cap, certains pauvres, désespérés, ont déposé des excréments sur le seuil du Parlement et sur des bâtiments publics [pour protester contre le manque de services et d’installations sanitaires dans les bidonvilles].



La politique économique néolibérale de l’ANC a commencé sous Mandela, même si beaucoup l’associent à Thabo Mbeki, son successeur. C’est Mandela qui, en 1996, a présenté le Gear (programme économique de libéralisation totale du marché, mis en place après l’apartheid) comme “non négociable”. Même si la politique économique provoque toujours des conflits au sein de l’ANC, comme avec ses alliés des syndicats et le Parti communiste, et s’il y a des traces d’un “Etat-providence” (un projet de sécurité sociale, des logements sociaux, diverses mesures de lutte contre le sida depuis 2009 et des aides sociales), le gouvernement fait toujours passer les intérêts des entreprises en premier.



Les pauvres le savent et, même si la majorité de la population admire Mandela et l’ANC pour avoir vaincu l’apartheid, nombre de personnes prennent conscience qu’être un vrai citoyen, c’est s’en prendre à l’ANC. Pour beaucoup de gens, l’ancien parti de la libération est désormais un gouvernement impitoyable dont la police les expulse de logements bondés et insalubres, leur coupe l’eau, les enferme ou les tue quand ils protestent. Cas le plus extrême, en août dernier, la police a abattu trente-quatre mineurs en grève à Marikana dans la province du Nord-Ouest. Le mot marikana est depuis passé dans le langage courant pour désigner les troubles sociaux dans les mines et les exactions policières. Un an auparavant, la police avait tué un autre manifestant, Andries Tatane, au cours d’une protestation contre la mauvaise qualité des services publics de sa petite ville de la province de l’Etat libre.


ENTRE RESPECT ET RÉVOLTE



Le mécontentement n’a rien de nouveau. Au début des années 2000, Thabo Mbeki, le successeur de Mandela, a souvent été la cible de manifestations à propos des services publics, du chômage, de la pauvreté et des inégalités. L’ANC (entre autres) s’est employé à le faire chuter de la présidence, même si les milieux d’affaires louaient sa gestion de l’économie. Ils ont eu Jacob Zuma à la place, qui est gêné quant à lui par une vie privée chaotique et des affaires de corruption. Les orages font rage autour de lui, mais les choses n’ont pas vraiment changé sous sa présidence au niveau macroéconomique.



L’impatience grandit vis-à-vis du gouvernement Zuma et, même si les mouvements de protestation ne sont pas tous organisés ni durables, ils sont toujours là. Ces mouvements invoquent fréquemment Mandela tout en mettant en cause l’héritage du gouvernement. Mandela est à la fois un obstacle et une source d’inspiration. Nombre de protestataires sont très jeunes – ils étaient à peine nés quand Mandela est sorti de prison ou lorsqu’il a été élu président.



Prenez Abahlali baseMjondolo, un mouvement d’habitants de bidonvilles de la banlieue de Durban. Ses membres ont manifesté contre les expulsions menées par la municipalité ANC de la ville. Dans un documentaire, Dear Mandela [Cher Mandela, réalisé en 2012], Mazwi Nzimande, un jeune leader du mouvement, essaie d’enflammer la foule ; elle est en colère, conquise, mais lorsqu’il crie : “A bas l’ANC ! A bas !” il n’obtient qu’un silence gêné. Le parti de Mandela jouit toujours d’une forte emprise sur la plupart des Noirs sud-africains et d’un respect de leur part. Malgré ses insuffisances, il est toujours considéré par beaucoup comme la seule organisation capable de restructurer fondamentalement la politique économique de l’Afrique du Sud. Dans le film, le jeune Nzimande se rassied, résigné.




MODÈLE, MALGRÉ TOUT



Autre exemple.

Dimanche 16 juin, c’était la Journée nationale de la jeunesse, qui commémore ce jour de 1976 où des élèves et des étudiants noirs de Soweto se sont levés pour protester contre l’enseignement obligatoire en langue afrikaans mais aussi contre l’insalubrité de leurs écoles. Les choses ont bien changé depuis. L’éducation publique est gratuite en principe, les dépenses du gouvernement ne sont plus conditionnées par la race et nul n’est forcé à apprendre l’afrikaans. Cependant on n’a pas fait grand-chose pour améliorer les écoles noires, qui se caractérisent par la surpopulation, l’absence d’électricité et d’eau et le délabrement.




Le lendemain, j’ai participé à une marche organisée par l’ONG Equal Education qui réunissait des milliers d’écoliers pour protester contre la situation des écoles publiques. Une fois les manifestants rassemblés devant le Parlement, le leader du mouvement a évoqué Mandela. C’était inévitable. Derrière les barreaux de sa prison, il avait écrit, après les émeutes de Soweto en 1976 : 

“Le verdict est on ne peut plus clair : l’apartheid a échoué. Notre peuple le rejette sans ambiguïté… il y a une génération dont toute l’éducation a été régie par le dessein diabolique des racistes. Leur but est d’empoisonner les esprits et faire de nos enfants des sujets dociles du système d’apartheid. Mais après plus de vingt ans d’éducation bantoue [l’éducation des Noirs pendant l’apartheid], rien ne démontre mieux la faillite totale de ce système que la révolte de notre jeunesse.”



Je me demande ce que Mandela penserait de ces manifestants pour qui la liberté a débouché sur l’inégalité dans l’éducation et qui voient aujourd’hui le gouvernement qu’il a contribué à faire naître comme un obstacle à la jouissance de leurs droits dans la nouvelle Afrique du Sud. Peut-être se reconnaîtrait-il en eux…


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