Comme hier le Larzac, Notre Dame des Landes est le "totem" de nos inquiétudes
Les
grands projets d'infrastructure n'ont pas toujours déclenché de
contestations locales. Sociologue, directeur de recherche au CNRS,
Jean Viard est spécialiste des politiques d'aménagement du
territoire et des rapports entre la ville et la campagne. Il voit
dans le mouvement actuel l'aspiration d'une frange de la population à
tourner la page d'"une économie fossile" et à vivre
autrement.
La
résistance contre la construction de nouvelles infrastructures
a-t-elle toujours existé en France ?
Tant
que l'Etat a été perçu comme porteur de grands projets motivés
par l'intérêt collectif, l'aménagement du territoire a peu
souffert de contestation. A la fin des années 1960, lorsqu'il s'agit
de créer le complexe portuaire de Fos-sur-Mer, l'Etat est puissant
et le gaullisme au pouvoir tient un vrai discours de projet. C'est
l'époque du Concorde et du paquebot France. De l'autre côté, le
Parti communiste et la CGT tiennent un discours fort sur l'emploi.
Les grands projets incarnent cette complémentarité. Dans le
Languedoc, on a pu en silence supprimer deux millions de fermes,
aménager les côtes et créer des villes nouvelles...
Pourtant,
avec Mai 68, l'esprit de contestation a ébranlé le pouvoir
gaulliste. Des revendications écologiques, sur le mode de vie, sont
apparues. La lutte du Larzac prend forme en 1973... Oui, mais le
rapport de force reste encore largement en faveur de l'Etat. En 1973,
EDF peut construire le barrage de Sainte-Croix sur le Verdon en
inondant une vallée agricole et un village. La protestation existe
mais le gouvernement parvient à la gérer. Autre exemple, quand on
fait Sénart, en Seine-et-Marne, dans la vague de la création des
villes nouvelles au début des années 1970, l'Etat bouscule sur 13
communes des dizaines de milliers de personnes en consommant
énormément de terres agricoles. Pourtant, il n'y a pas eu beaucoup
de protestations. Cela serait difficile aujourd'hui. La société
n'est plus portée par de grands projets collectifs ni par une vision
claire du bien public.
Les
partis politiques ont-ils pris la mesure des résistances locales ?
La
classe politique reste très conservatrice. Elle est orientée vers
l'économie financière et industrielle, et ne s'interroge pas sur
l'évolution des rapports avec la nature portée par ces mouvements.
Dans les années 1970-1980, dans le sillage de Mai 68 et du Larzac,
un horizon existait pour "changer la vie". Cette échappée
politique n'existe plus. Le Parti socialiste est en réalité passé
largement à côté de 1968, il a peu intégré la culture du débat
et la question environnementale. Cela explique en partie la façon
dont le gouvernement réagit aujourd'hui, en dépit des inquiétudes
légitimes qu'expriment certaines contestations, comme par exemple
sur Notre-Dame-des-Landes.
Vous
dites qu'il n'y a plus d'horizon politique, cela signifie-t-il que
ces mouvements de lutte contre les projets ne sont pas politisés ?
Non,
mais il n'y a plus de pensée collective, il existe des luttes
partagées, des moments aléatoires de rencontre. De petites tribus.
Les classes sociales se sont défaites et la tribu/famille joue un
nouveau rôle important. C'est une société du bonheur privé et du
malheur public. Les jeunes qui occupent les terrains n'ont pas
nécessairement d'horizon politique général. Pour eux, l'idéologie
de l'économie fossile "solution à tout" doit être
remplacée par une économie circulaire structurée autour du local
et des circuits courts.
Comme
le Larzac, le mouvement contre le projet d'aéroport de
Notre-Dame-des-Landes dépasse le strict enjeu local...
La
lutte n'est pas à la même échelle mais Notre-Dame-des-Landes,
comme le Larzac hier, est le totem de notre époque et de nos
inquiétudes. Ces militants portent la question de l'empreinte
écologique, de la consommation des terres agricoles et des liens de
proximité. Alors que les responsables politiques restent axés sur
la production industrielle, et ont du mal à penser que c'est là où
on vit bien que les entreprises se développent. Le nouveau musée de
Lens va attirer plus d'entreprises que les discours du ministre du
redressement productif, Arnaud Montebourg. Le local fait sens dans
l'imaginaire collectif, et c'est aux politiques de lier ces attentes
à des enjeux européens et globaux.
Ces
mouvements ont progressé en capacité d'expertise, en quoi cela
change-t-il le dialogue avec les pouvoirs publics ?
L'accès
à l'information grâce à la révolution numérique et à
l'élévation du niveau de formation modifie le débat démocratique.
Le savoir n'est plus obligatoirement du côté du pouvoir. Toutes les
thèses scientifiques, et même les plus erronées, sont accessibles.
L'idée qu'il existe une vérité s'est affaiblie. Avant, il y avait
le primat de l'ingénieur. Les polytechniciens avaient le pouvoir.
Aujourd'hui, il y a un net recul de l'autorité et de la chose jugée,
un rejet des grands corps, des hiérarchies. La société est
beaucoup plus horizontale. Le vertical, c'était le pouvoir du
patron, du prêtre, du père... du président et aussi des énarques
qui encombrent les cabinets ministériels ! Nous vivons dans une
société de liberté, de réseaux, et le monde politique – en
particulier le PS et l'UMP, deux partis très verticaux – s'est
très mal adapté à cette nouvelle réalité.
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