Il n'y a plus de doute : la Grèce n'est pas un pays "normal"
par
Stathis Kouvelakis*
Si
un doute subsistait encore à ce sujet, il est désormais levé : la
Grèce n’est pas un pays « normal ». Dans un pays « normal »,
de nos jours, en Europe, ce genre de choses n’arrive pas, seulement
dans des dictatures ou dans des pays sous occupation. Seulement
voilà, sans être sous le joug des militaires, ou d’une armée
étrangère, la Grèce a cessé d’être un pays « normal ».
Depuis maintenant trois ans, elle a, en effet, pris congé de ce qui,
ici ou ailleurs dans notre continent, est considéré comme relevant
de la « normalité ».
Car
il ne saurait bien entendu y avoir de « normalité », de vie en
commun tolérable, dans un pays dévasté, où la récession et le
chômage atteignent des niveaux inconnus depuis les années 1930.
Dans un pays où la discussion ordinaire des lycéens est la
destination vers laquelle elles ou ils comptent émigrer.
Il
ne saurait y avoir de « normalité » avec des écoles, des
universités, des hôpitaux qui partent à la dérive, quand la
population est confrontée à ce qu’on peut qualifier de désastre
humanitaire.
Il
ne saurait y avoir de « normalité » quand, comme nous l’enseigne
l’expérience historique, le désespoir et la colère impuissante
d’une société paupérisée et humiliée se tournent contre les
groupes les plus fragiles, dont la vie devient un enfer et qui
replongent dans une horreur que, là aussi, on croyait oubliée dans
nos pays depuis les années 1930.
Mais
ce qu’il faut avant tout souligner maintenant, ce que les écrans
noirs et les silences des fréquences radio nous imposent de dire
avec la plus grande force, c’est que cette descente aux enfers n’a
pu se faire qu’au prix et à la condition d’un déni grandissant
de démocratie. Ce que la Grèce vit depuis sa mise sous tutelle par
la Troïka de ses bailleurs de fond, c’est-à-dire le FMI et,
surtout, l’Union Européenne, c’est un état d’exception
permanent.
Car
comment qualifier autrement un état où toute notion de souveraineté
nationale et populaire est bafouée, où les décisions clé sont
prises par décret, où les institutions représentatives ne sont
qu’une façade de parlementarisme ? L’exception est ainsi devenue
la règle lorsque les gouvernements en place se sont transformés en
exécutants des instructions de ces fameux Mémorandums, monstrueux
pavés de milliers de pages, qui règlent jusqu’au moindre poste de
dépense de la moindre ligne budgétaire.
Ces Mémorandums qui
organisent le dépeçage du pays, la privatisation de son patrimoine,
la liquidation de ses services publics et de ses institutions
scientifiques et culturelles. Car même si la méthode porte la
marque de M. Samaras et de son parti, la décision de fusionner et de
restructurer drastiquement l’audiovisuel public, et de licencier
des milliers de salariés du secteur public, faisait bien partie des
engagements contractés par le gouvernement actuel vis-à-vis de la
Troïka.
Cette
décision a choqué et déclenché un tollé à l’échelle
internationale, dont témoigne, entre autres manifestations du même
type, notre rassemblement de ce soir. Il y a sans doute une part de
démesure, d’hubris auraient dit les Anciens, dans la décision de
Samaras et dans sa méthode. Mais, pour celles et ceux qui suivent
les événements de ces derniers mois en Grèce, cette fuite en avant
autoritaire ne tombe pas du ciel. Dans son excès même, elle
s’inscrit dans une escalade ininterrompue dans la politique de la
poigne de fer. Car avant de s’en prendre à l’audiovisuel public,
ce gouvernement a brisé quatre mouvements de grève par simple
décret de réquisition des grévistes, les derniers en date étant
les enseignants.
Ce
même gouvernement a réprimé avec sauvagerie des dizaines de
mouvements de protestation, évacué manu militari des espaces
autogérés, torturé des manifestants antifascistes. Il a couvert
les exactions des bandes néonazies et légitimé leur discours en
poursuivant la chasse aux migrants et aux travailleurs étrangers
entamée par ses prédécesseurs.
C’est
tout cela, qui s’est fait à bas bruit – médiatique s’entend –
qui a préparé le terrain au coup de force actuel et qui en explique
la logique profonde et le déroulement concret.
Quant
à la conclusion qui en découle, elle me semble limpide : la
doctrine néolibérale de choc appliquée depuis trois ans à la
Grèce sous les auspices et le contrôle tatillon de l’Union
Européenne est incompatible avec la démocratie. Ce qui veut dire
aussi, qu’on ne saurait – je dirai même qu’on n’a pas le
droit de – s’émouvoir des écrans noirs de la télé publique si
on se tait devant la violence des diktats de la Troïka et de la
destruction parfaitement prévisible qu’ils infligent à ce pays,
comme au reste de l’Europe du sud.
Un
ami, qui a vécu cette période, me disait il y a deux jours : tu
sais, ce qui se passe devant le bâtiment de l’ERT, ces gens
rassemblés, ce fourmillement de débats et d’actions, ça rappelle
l’occupation de l’école Polytechnique d’Athènes par les
étudiants, en 1973, et sa radio libre qui brisait la chape de plomb
de la dictature et qui annonçait sa fin prochaine. Aujourd’hui
comme alors, grâce au soulèvement populaire, c’est l’espoir
d’une fin prochaine de l’oppression qui surgit. Aussi paradoxal
que cela puisse paraître, devant les bâtiments occupés des télés
et des radios aussi bien que sur les ondes et dans les images
télévisuelles d’un type totalement inédit, c’est un esprit de
résistance et de liberté qui souffle actuellement en Grèce et qui
finira par l’emporter. Retrouvons-nous donc bientôt, cher-e-s
ami-e-s, en ce lieu ou ailleurs, pour soutenir une Grèce libérée
et démocratique!
*Chercheur,
professeur en philosophie politique au King’s College de Londres et
membre du Comité central de Syriza, Stathis Kouvelakis était un des
invités de Mediapart et Reporters sans frontières, mardi 18 juin au
Théâtre du Châtelet, lors de la soirée de soutien à la Grèce
faisant suite à la fermeture brutale de l’audiovisuel public, ERT.
Voici le texte de son intervention.
Commentaires
Enregistrer un commentaire