Assia Djebar : "La bougie qui a éclairé le chemin des femmes est morte, s'est éteinte"


"La bougie qui a éclairé le chemin des femmes est morte, s'est éteinte", lance Nadjet, venue comme de nombreuses Algériennes se recueillir devant la dépouille de la romancière Assia Djebar.


A l'arrivée du cercueil drapé de l'emblème national et porté par des agents de la protection civile, les youyous des femmes, présentes en force, fusent dans le Palais de la culture à Alger qui abrite également le ministère de la Culture.



"Nos vies ont été marquées par ses livres, son combat", lance une autre lectrice, tandis que ses compagnes acquiescent.
Assia Djebar, figure majeure de la littérature maghrébine d'expression française, décédée vendredi à Paris à l'âge de 78 ans, prônait l'émancipation des musulmanes et le dialogue des cultures.


Auprès de sa dépouille, sa famille reçoit avec dignité les hommages de personnalités mais surtout d'anonymes pleurant en silence la perte "d'un monument", "leur monument".


Dans la salle, les femmes sont largement majoritaires, très peu portent le voile, et la moyenne d'âge tourne autour de la cinquantaine. Elles disent avoir été marquées par le talent et le combat de cette femme hors du commun, auteur prolifique et cinéaste.

"Elle m'a appris à me réconcilier avec moi-même et ma berbérité", souligne Dawia, une directrice d'école, rappelant qu'elle a "fait énormément de choses pour l'oralité".

Dans un coin, des femmes retiennent leurs larmes, certaines en colère que cette grande dame n'ait pas eu un hommage national à la hauteur de sa vie, de son oeuvre.




"Femmes accomplies" -



Née le 30 juin 1936 à Cherchell, à 100 km à l'ouest d'Alger, dans une famille de la petite bourgeoisie traditionnelle, Fatima Zohra Imalayène publie à 21 ans son premier roman, "La soif". Comme nom de plume, elle choisit Assia Djebar.


Première femme musulmane admise à l'Ecole normale supérieure de Paris (1955), après une khâgne au lycée Fénelon, elle est aussi la première personnalité du Maghreb élue à l'Académie française (2005), après l'avoir été à l'Académie royale de Belgique, en 1999.

Souad, la quarantaine, cheveux noirs et yeux très verts, raconte comment elle a découvert l'auteur lorsqu'à dix ans son père lui a offert un exemplaire du livre "Les alouettes naïves" avec comme couverture une reproduction d'un tableau de Delacroix.


"J'ai montré une femme du tableau à mon père, raconte Souad, en lui disant: "je veux être comme elle", il a pris ma main et m'a dit: "ce n'est pas elle qui est importante, c'est celle qui a écrit"".

"Deux ans plus tard, j'ai lu ce livre, puis les autres, mais mon préféré est "Nulle part dans la maison de mon père"", un récit autobiographique paru en 2007, souligne cette lectrice.

Une autre se souvient avoir entendu Mme Djebar dire à la radio que les femmes qui avaient été accompagnées à l'école par leur père étaient des femmes accomplies. "Elle avait raison", assène-t-elle, soulignant avoir elle-même réussi avec le soutien de son père."

"Assia Djebar faisait partie des Immortels (en tant que membre de l'Académie française, NDLR), faisons en sorte qu'elle le reste", lance Souad.

"Le meilleur hommage que l'on puisse lui rendre est de lire ses livres et d'enseigner son oeuvre dans les manuels scolaires algériens," renchérit Hassina, belle brune, ingénieur en travaux public. 



Ceux qui, le 22 juin 2006, assistaient à sa réception sous la Coupole, purent s’en rendre compte lorsqu’après avoir aimablement évoqué Cocteau, elle en profita pour parler de Césaire et régler leur compte aux nostalgiques pavloviens de la belle époque coloniale:

Mesdames et Messieurs, le colonialisme vécu au jour le jour par nos ancêtres, sur quatre générations au moins, a été une immense plaie! Une plaie dont certains ont rouvert récemment la mémoire, trop légèrement et par dérisoire calcul électoraliste.

En 1950 déjà, dans son "Discours sur le Colonialisme" le grand poète Aimé Césaire avait montré, avec le souffle puissant de sa parole, comment les guerres coloniales en Afrique et en Asie ont, en fait, "décivilisé" et "ensauvagé", dit-il, l’Europe.

Il fallait sans doute que ça soit dit. Dans les neuf années qui ont suivi, Assia Djebar ne devait à peu près jamais remettre les pieds à l'Académie.

Par une étrange coïncidence, elle est morte ce 6 février 2015 en même temps qu'André Brink, l’écrivain afrikaner qui avait su rompre avec les siens pour s’opposer à l’apartheid et, comme Assia Dejbar, s’engager pour l'émancipation de gens opprimés. On espère qu’il ne s’agit que d’un hasard, et pas tout à fait de la fin d’une époque.

Biblioobs

"Pourquoi Mme Pellerin, ni aucun membre du gouvernement n’a eu le temps d’aller au cimetière pour Assia Djebar."

Il y a des silences qui sont une question. Il y a des absences que l’on remarque plus que des présences. Il n’y a pas de hiérarchie chez les morts, mais les vivants en établissent. Le président de la République est allé en Arabie saoudite saluer la dépouille d’un roi. Le gouvernement et tout le gotha des affaires et de la finance étaient aux obsèques d’un PDG de l’industrie pétrolière, il n’y a pas si longtemps, pourquoi pas ? Il n’y avait personne du gouvernement – pourquoi ? – pour le dernier hommage à une académicienne française, algérienne, romancière, essayiste, poète, cinéaste, militante progressiste, anticolonialiste et féministe.


La ministre de la Culture n’avait pas lu Modiano quand il eut le prix Nobel et n’a pas le temps de lire des livres. Madame Pellerin n’a pas eu le temps d’aller au cimetière pour Assia Djebar. Mme Pellerin n’était pas là, ni aucun membre du gouvernement. On y a entendu le Concerto pour orchestre de Bartok, écrit en 1943 par le compositeur hongrois exilé aux États-Unis. C’était un moment de vérité.

Maurice Ulrich.

humanité.fr

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