Pour vous, être marxiste aujourd’hui,


c’est quoi, au fond ?


par Daniel Ben Said :

Je ne dirais pas que je ne le proclame plus, mais je le dis rarement, parce que l’histoire du mot a pris le dessus sur le sens, la connotation sur la signification. Le mot a servi a tant de choses différentes et contradictoires qu’il ne peut plus être utilisé innocemment. Il y a eu des marxismes d’État, des marxismes de parti... Aujourd’hui, il faudrait parler de mille (et un) marxismes. Ce pluralisme découle des contradictions mêmes et des limites historiques de la pensée de Marx. C’est un héritage ouvert : comme disait Derrida, l’héritage, ce n’est pas quelque chose qu’on dépose au coffre, c’est ce qu’en font – et en feront - les héritiers.



Pour trouver un sens, il faut revenir au noyau dur, au titre qui a accompagné Marx pendant près de quarante ans, des manuscrits de 1844 à sa mort : « la critique de l’économie politique ». Prenons l’exemple de la mondialisation. Beaucoup d’esprits critiques racontent comment elle fonctionne - les paradis fiscaux, la spéculation financière, la marchandisation généralisée, y compris du vivant - mais tout ça, c’est descriptif, ce n’est pas explicatif.

La force de Marx, c’est d’avoir anticipé, au moment où l’on était au tout début du capitalisme industriel – quand il parle du prolétariat dans les années 1840, c’est qui ? ce sont les ébénistes du faubourg Saint-Antoine, les joailliers et les tailleurs allemands qui font de la couture à domicile. Il a démonté à l’origine le mécanisme naissant de l’accumulation du capital.


Aujourd’hui, on a un sentiment permanent d’accélération du temps, d’hystérisation de la vie quotidienne, d’invasion de l’espace par la logique marchande jusqu’à l’occuper tout entier. Ce n’est pas le pur effet de la technologie, même si elle y contribue, mais c’est la logique de l’accumulation du capital qui, pour échapper à sa propre ombre, est obligé de tourner de plus en plus vite sur lui-même, comme un derviche, pour compenser son rendement décroissant. Pour comprendre notre monde au lieu de se contenter de critiquer et de dénoncer, la pensée de Marx reste un point de départ – pas un point d’arrivée bien sûr !


Braudel disait d’ailleurs que si l’on voulait en finir avec le marxisme, il faudrait une incroyable police du vocabulaire. Il y a des éléments de cette pensée qui sont devenus la prose quotidienne de notre temps, même chez ceux qui ne sont pas marxistes du tout. Donc, pour moi, être marxiste c’est garder ces outils de compréhension du monde, pas pour les conserver mais pour les faire vivre. C’est penser que ce monde-là n’est pas réformable par retouches, qu’il faut le changer, et que l’urgence en est plus grande que jamais.



Il y a un danger, que Derrida avait perçu dès 1996 dans Spectres de Marx, celui d’une réhabilitation académique de Marx, sur le mode : c’est une pensée puissante, et s’il ne s’était pas mis en tête de faire de la politique, il aurait pu être quelqu’un de tout à fait fréquentable : il est dans la Pléiade, c’est déjà une installation monumentale (Lénine a peu de chances d’entrer dans la Pléiade !), il fait partie du Panthéon des penseurs de notre époque, mais il aurait mieux valu qu’il ne se mêle pas d’écrire sur la Commune de Paris. Mais justement, chez Marx, c’est indissociable. Ce qui en fait une figure nouvelle d’intellectuel qui, de manière acrobatique, a mené de front dans les années 1860 la rédaction du Capital et l’organisation matérielle, le collage des timbres, si l’on veut, sur les convocations de la Ie Internationale.
*
Pour toutes ces raisons, je pense, comme Derrida encore, qu’il n’y a « pas d’avenir sans Marx » : pour, contre, avec, oui, mais pas « sans ». Et quand les néolibéraux traitent Marx de ringard du XIXe siècle, ça me fait rire, alors qu’eux-mêmes en sont à Hobbes, à Locke et à Tocqueville.

Marx est un penseur contemporain, et sa contemporanéité, c’est le capital lui-même, c’est lui qui est son alter ego. Il est entré dans le cerveau impersonnel du capital, comme un profileur de roman policier entre dans le cerveau et la logique d’un serial killer. Et aujourd’hui, le cerveau s’est développé, mais pour comprendre comment il fonctionne, il faut en passer par Marx. Si je suis marxiste, c’est dans ce sens et pour ces raisons-là.


 Entretien : Eric Hazan, Daniel Bensaid [1]



[1]

Philosophe, cofondateur de la Ligue communiste révolutionnaire,
Daniel Bensaïd est mort le 12 janvier 2010 à Paris




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