UKRAINE / UN CONFLIT QUI AURAIT DU ÊTRE EVITÉ

par  ’Eric Denécé, directeur du Centre français de recherches sur le renseignement




Avant de me livrer à une analyse de la crise ukrainienne, je voudrais juste faire quelques remarques liminaires.

D’abord adresser toute ma compassion aux populations qui sont victimes de cette crise et dire également que s’il convient, bien sûr, de dénoncer l’attaque russe il convient aussi de dénoncer toutes les violations du droit international, c’est à dire aussi celles qui ont conduit à l’agression ukrainienne dans le Donbass et malheureusement celles que nos alliés américains conduisent régulièrement au nom de la lutte anti-terroriste partout dans le monde, notamment en 2003.

Ce qui me semble important aujourd’hui de rappeler, c’est comment nous en sommes arrivés là, et comment cette guerre qui n’aurait jamais dû avoir lieu, a fini par se produire. Il ne s’agit pas d’être pro-ukrainien ou anti-ukrainien, pro-russe ou anti-russe, mais d’analyser les faits avec la froideur et la rationalité qui s’imposent.

Dans un premier temps il est important de rappeler que cette guerre n’aurait jamais dû avoir lieu. C’est un conflit qui aurait dû être évité et dans lequel tous les acteurs impliqués aujourd’hui directement ou indirectement ont finalement leur part de responsabilité.

Il faut rappeler bien sûr, en premier lieu, un fait essentiel pour moi, qui est qu’à la fin de la guerre froide l’OTAN aurait dû être dissoute. C’est une organisation qui avait pour seul but de protéger l’occident de la menace soviétique, de l’expansion de la révolution prolétarienne et de la menace militaire soviétique, et qui aurait dû disparaître à la fin de la guerre froide.

Le simple fait de l’avoir conservée, a été l’une des causes à l’origine des problèmes que nous rencontrons aujourd’hui.

Il faut également rappeler que depuis trente ans, que cela nous plaise ou non, il y a eu une véritable humiliation de la Russie, des promesses non tenues, qui n’a fait que renforcer l’insatisfaction mais aussi le ressentiment russe à l’égard de l’Occident. Les mensonges qui ont été servis à Moscou de manière régulière au cours de ces années, n’ont fait qu’accroître le fossé entre les deux parties du continent européen.

Bien sûr, il y a eu aussi le coup d’État de Maïdan. Je rappelle que le président Ianoukovitch aussi corrompu soit-il, d’ailleurs comme tous ses prédécesseurs à la tête de l’Ukraine, avait été élu légalement avec des représentants de l’OSCE et que c’est donc un coup d’état révolutionnaire qui a été fait pour le chasser du pouvoir, soutenu par l’Occident et finalement en violation de toutes les règles démocratiques.

Il s’en est suivi assez rapidement l’ostracisation des populations russophones du Donbass, et très rapidement une agression militaire des forces de Kiev contre ces populations, qui ne sont pas séparatistes, comme on l’a trop souvent annoncé dans les médias, mais qui étaient autonomistes, qui voulaient se voir reconnaître une autonomie au sein de la République ukrainienne et surtout la libre utilisation de leur langue qui est le russe, mais elles ont été bien sûr immédiatement contrées par le pouvoir de Kiev qui a voulu les faire rentrer par la force dans le rang.

Je pense que ce qui se passe aux États-Unis en matière de politique intérieure a joué un rôle important, les déboires de Joe Biden depuis qu’il a été élu président de la république, le retrait catastrophique de l’Afghanistan, et les grands problèmes budgétaires, et les séquestres [coupes automatiques des budgets], ont amené un durcissement du discours américain qui a provoqué la guerre.

Je ne saurais oublier également la responsabilité ukrainienne, notamment bien sûr, l’attitude à l’égard du Donbass. Mais également le discours très provocant qu’a tenu finalement Zelensky lors du sommet de Munich en début d’année en affirmant haut et fort qu’il était essentiel pour lui que trois conditions soient remplies

  1. l’intégration dans l’OTAN ce qu’il n’a cessé d’affirmer ;
  2. la reprise du Donbass par la force ;
  3. de pouvoir disposer d’armes nucléaires.

Lorsqu’on met tout ça bout à bout, on ne peut que comprendre —mais comprendre ne veut pas dire excuser, bien sûr— la réaction russe, par rapport à l’ensemble de ces attitudes qui avaient été malheureusement orchestrées contre elle.

Je crois qu’il faut également rappeler que Poutine n’a cessé d’affirmer que la militarisation de l’Ukraine et son intégration dans l’OTAN était pour la Russie une menace existentielle. Nous n’en avons pas tenu compte, nous n’avons cessé de pousser les ukrainiens dans une position extrêmement dure vis-à-vis de Moscou et vis-à-vis du Donbass. Malheureusement nous avons obtenu ce que nous avons provoqué, et c’est ce qui a déclenché cette offensive russe.

Cette offensive russe est un piège dans lequel finalement Poutine a accepté de tomber en toute conscience. Je dirais qu’il l’a fait d’autant plus volontiers qu’aucune de ses propositions de mettre en place une nouvelle architecture de sécurité en Europe n’a été honorée.

Dans un deuxième temps, quel a été ce conflit depuis le 24 février ? Je dirais que c’est finalement une guerre que l’Ukraine ne peut gagner. D’abord, même si on est opposé à cette attaque russe, il faut quand même reconnaître qu’il s’agit bien d’une opération spéciale et non pas d’une volonté d’invasion de l’Ukraine comme ça a été trop souvent dit par les pays de l’Europe de l’Est et par l’OTAN. Rappelons d’abord les effectifs : 150 000 hommes ont participé à l’opération.

A titre de comparaison, l’invasion illégale de l’Irak en 2003 par les Américains et les Britanniques comprenaient 250000 américains et 30 000 britanniques, 280 000 hommes, face à une armée qui n’était pas au 10ème de l’efficacité de l’armée ukrainienne. Donc, continuer à affirmer que Poutine voulait envahir l’Ukraine est quelque chose d’absolument faux. Cette opération militaire a rencontré un certain nombre de dysfonctionnements et d’échecs initiaux, mais pour l’instant il semble bien que les buts de guerre que s’est fixés la Russie, c’est à dire, protéger le Donbass et finalement s’emparer des provinces russophones, certes moins russophones que Donetsk et Lougansk du sud de l’Ukraine, est en train d’aboutir.

Il y a eu malheureusement un tas de jugements très hâtifs sur l’opération militaire qui, en dépit des pertes de chaque côté, n’est pas la déroute que l’on veut nous faire croire concernant l’armée russe et cela d’ailleurs fera partie des enseignements importants à connaître.

D’autres éléments méritent d’être évoqués. Les distributions massives d’armes, notamment d’armes légères, de missiles anti-chars et de missiles anti-aériens, qui ont été faites par les Occidentaux à destination de l’Ukraine, si elles ont en partie, en grande partie servi au conflit, sont également allées nourrir les réseaux mafieux, des réseaux criminels, voire alimenter la revente à des réseaux terroristes du tiers-monde parce qu’elles ont été effectuées sans aucun contrôle.

J’insisterai aussi sur deux autres points. Les réactions et les sanctions qui ont été votées contre la Russie qui, si elles ont évidemment un fondement juridique international, ont été totalement démesurées, tant dans leurs aspects économiques que dans leurs aspects culturels. Nous avons atteint là le sommet de la bêtise en interdisant à des sportifs, à des musiciens, à des chanteurs d’opéra de pouvoir exercer leur métier, qu’ils soient pour ou anti-Poutine, nous sommes entrés là dans un totalitarisme de la pensée, tout à fait excessif.

Il en va de même en matière de médias. Pour la première fois, la guerre de l’information que nous avons livrée à la Russie finalement se caractérise par une atteinte aux libertés de la presse, et en conséquence le fait de ne pas avoir d’information sur ce qui se passe de l’autre côté ne nous permet pas d’avoir une vision objective de la situation.

Je terminerai également en insistant sur le rôle qu’a joué Zelensky et ses « spin-doctors » aujourd’hui pour présenter « sa » version des faits dans le conflit ukrainien.

Si bien sûr, ce pays est agressé, si bien sûr il est tout à fait légitime que les Ukrainiens prennent les armes pour se défendre, je crois qu’il est essentiel de rapporter que les combats ont lieu aujourd’hui à 90 % dans les zones russophones, donc ce ne sont pas des Ukrainiens ethniques, c’est-à-dire les Galiciens qui souffrent de ces combats. Pourtant, ce sont tous ces Ukrainiens ethniques qui quittent le pays, nous n’avons pas d’immigration des zones russophones. Voilà. Et d’autre part, la partie occidentale du pays, qui est sous des bombardements russes, un certain nombre de bombardements russes, n’est pas au sens propre, une zone de conflit.

Le dernier point qui me semble important dans ce conflit, c’est de parler de la co-belligérance des Occidentaux. La manière dont nous approvisionnons en armes, en munition et dont nous aidons les Ukrainiens en matière de renseignement, n’est plus une aide indirecte, cela veut dire que nous sommes aujourd’hui en situation de co-belligérance directe, ça n’a rien de comparable avec ce qui s’était passé dans les années 1979-89 en Afghanistan où le rôle que nous avions joué contre Moscou à l’époque était une aide clandestine. Cela n’a rien à voir non plus avec le soutien pendant la guerre Iran-Irak où les Occidentaux et notamment la France avaient clairement pris parti pour l’Irak. Aujourd’hui, nous sommes vraiment dans une situation de co-belligérance, et non pas uniquement de fourniture d’armements.

Je terminerai sur un troisième point rapidement : est-ce qu’une sortie de crise est possible ? Aujourd’hui, parmi les leçons que nous pouvons tirer de ces crises et ces événements, il y a d’abord une victoire de la géopolitique. Je crois qu’il faut le rappeler haut et fort. La leçon en matière de géopolitique, c’est qu’aucun État ne peut assurer sa sécurité au détriment de son voisin. Et là, l’Ukraine a fait exactement le contraire, pensant qu’elle pouvait faire avancer ses intérêts en se moquant éperdument des alertes et des demandes russes qui étaient peut-être parfois excessives mais qui n’ont absolument pas été prises en compte.

Au-delà de ça, il y a un certain nombre de gagnants et de perdants dans ce conflit. La Russie et les Etats-Unis sont aujourd’hui des vainqueurs partiels. Les Américains parce qu’ils ont réussi, par cette crise, à finalement redorer un petit peu leur blason, et surtout à obliger les Européens à serrer les rangs autour d’eux et autour de l’OTAN. Donc c’est une victoire, certes, mais il y a quand même des impacts non négligeables sur la politique américaine, notamment au niveau international parce que peu de gens soutiennent, hors de l’Occident, la position des Européens et des Américains et puis surtout parce qu’il y a des conséquences économiques et notamment l’inflation aux États-Unis.

Côté russe, c’est aussi une forme de victoire puisque les Russes arrivent à montrer que finalement ils peuvent remettre en cause l’Occident, même s’il y a là aussi pour eux une série de conséquences négatives, y compris sur le plan économique. Mais en tout cas, ils n’ont pas cédé selon leur point de vue et ils arrivent à une forme de nouveau partage du monde dans lequel l’Occident ne tient plus les rênes.

Et puis, il y a des acteurs qui sortent perdants de ce conflit. En premier lieu les Ukrainiens avec la destruction totale du pays. Mais j’insiste là aussi : c’est un fait dont le gouvernement Zelinsky porte largement la responsabilité. Et puis les Européens, les Européens qui suivent aveuglément les Américains dans ce conflit qui ne les concerne pas. Parce qu’il faut rappeler que l’Ukraine n’était ni membre de l’Union européenne, ni membre de l’OTAN, il n’y avait pas d’accord de défense avec les pays de l’Ouest, notamment pas avec la France, et puis pour nous Européens, les sanctions économiques sont beaucoup, beaucoup plus lourdes, en termes de conséquences, qu’elles le sont pour les Américains.

Donc, pour résumer, c’est un conflit qui aurait dû être évité. Et là, la responsabilité européenne est très forte. Il faut rappeler que si la France et l’Allemagne, qui étaient des acteurs majeurs dans les accords de Minsk, avaient obligé l’Ukraine à respecter ces accords de Minsk, peut-être aurait-on évité ce conflit. Mais c’est un fait que l’ingérence américaine, qui ne faisait pas partie des accords de Minsk, a beaucoup joué.

Donc, un conflit qui aurait dû être évité ; une guerre qui ne peut pas être gagnée par l’Ukraine, je crois qu’il faut le dire de manière très claire ; et malheureusement une sortie de crise qui peine à se dessiner, parce que la montée des extrêmes, l’obstination des Américains, le suivisme des Européens et l’attitude russe qui considère que c’est pour Moscou un conflit existentiel, ne nous laissent pas espérer quelque chose de positif sauf revirement à 180 degrés de l’un ou l’autre des acteurs. Je crois que c’est ce qu’il faut espérer dans les semaines qui viennent.

Les récentes déclarations d’Henry Kissinger, déclarant qu’il était impératif que l’Ukraine cède des terres à la Russie, me paraissent extrêmement pertinentes mais le refus tout à fait obstiné du gouvernement ukrainien ne permet pas aujourd’hui de se dire qu’une négociation est possible.

Solidarité et Progrès 

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