France "Manif pour tous" : quand le virtuel fait la réalité
Les médias traditionnels ont suivi, abandonné leur libre arbitre, connectés qu'ils étaient sur la bande passante, incapables d'imposer leur propre regard face au flux.
Quand la Toile impose sa "manif"
Il
y eut deux manifestations, dimanche 24 mars, contre le mariage pour
tous. La première se fit en chair et en os sur le pavé de Paris. La
seconde s'est déroulée virtuellement sur les réseaux sociaux,
pendant le cortège et après l'ordre de dispersion.
Ces
deux événements n'ont eu qu'un lointain rapport. Force est de
constater que, de cette journée particulière, la mémoire
collective retiendra certainement la version électronique et non
physique, ce qui en dit long sur la puissance de la Toile et sa
capacité à imposer sa réalité.
Plus
fiables que les médias, qu'ils soient numériques ou traditionnels,
les réseaux sociaux deviennent même plus vrais que nature.
Il était
intéressant de voir les manifestants tout à la fois marcher et
suivre leur marche sur leur téléphone mobile. Quand les deux
réalités ne coïncidaient pas, ils préféraient souvent se fier à
leurs applications.
Ainsi
le témoin était à la fin du cortège à Neuilly, quand les
"informations" tombèrent sur les smartphones : la
manifestation allait jusqu'à l'Arche de la Défense, soit près de
deux kilomètres plus loin. La plupart des personnes présentes se
félicitèrent à voix haute de cette bonne nouvelle, même s'il
suffisait de jeter un oeil derrière soi pour savoir qu'elle était
erronée.
Il
y avait 1,4 million de personnes dans la rue. Inutile de contester ce
chiffre, d'en appeler à la raison mathématique, aux calculs de
surface et de densité. Dans le monde numérique, on peut mettre 1,4
million de personnes dans les 140 signes d'un message Twitter.
IL
ÉTAIT POSSIBLE DE "E-MANIFESTER"
Répété,
transféré à l'infini, il s'impose. Le chiffre a lui-même rejoint
la virtualité où il devient inattaquable. Il devient quasi
biblique. Le remettre en cause, c'est être du camp opposé.
D'une
certaine façon, d'ailleurs, ce chiffre est authentique. Les
organisateurs appelaient ceux qui ne pouvaient se déplacer à
"e-manifester", en cliquant dans un espace dédié.
Ils
furent aussi des centaines de milliers à suivre et commenter tout
l'après-midi le déroulement de la protestation sur leur ordinateur
et leur téléphone. Ces sympathisants 2.0 participaient, tout autant
que les marcheurs en croquenots. Ils y étaient.
Même
regard sidéré sur les échauffourées en marge du cortège.
Quelques nervis en mal de notoriété tentent sans grande conviction
de forcer le passage vers les Champs-Elysées. Aux plus audacieux,
les forces de l'ordre répondent sporadiquement par du gaz
lacrymogène, aspergé à l'aide de bombes aérosols.
Des
enfants qui se trouvent quelques mètres en retrait sont incommodés.
La Croix-Rouge distribue du collyre. "Ce n'est pas grave",
dit un père à sa fille pour la rassurer.
Aussitôt,
sur Twitter et Facebook, voilà que les CRS et les gendarmes tirent
sur les enfants. La nouvelle enflamme les réseaux comme amadou. Pour
adouber cette thèse, rien moins que les ténors de l'UMP, Laurent
Wauquiez et Jean-François Copé en tête.
Ils
n'ont rien vu mais certifient la chose. D'ailleurs, des vidéos
prises par des téléphones portables montrent à l'envi des garçons
et des filles en pleurs. Tant pis si les mêmes visages retrouvaient
le sourire aussitôt. Les images attestent de l'agression,
établissent sa vérité intangible. Même la gauche ne la conteste
pas.
UN
MALAISE BIEN OPPORTUN
Ses
partisans contre-attaquent ailleurs sur leurs comptes. Ils
s'indignent que des parents laissent leurs enfants en première ligne
et authentifient en creux les tirs.
Puis
c'est Christine Boutin qui fait un malaise bien opportun. Les images
envahissent sitôt le cortex numérique, pour la plaindre ou s'en
moquer. Qu'importe, elle sera l'héroïne Internet de cette journée
où elle fut pourtant simple comparse.
Une
autre vidéo choc, relayée et visionnée des dizaines de milliers de
fois sur YouTube, montre une jeune femme allongée sur les
Champs-Elysées. La foule affirme qu'un car de police lui a
"sciemment" roulé dessus.
Arrivé
sur place quelques minutes plus tard, le témoin constate qu'il ne
s'agit que d'une blessure à la cheville. Mais l'information virale
prédomine : la police a été d'une grande brutalité.
Les
groupes d'extrême droite ne cessent également de propager les
comptes-rendus filmés de leurs exploits. On y voit des matamores
défier les uniformes mais on ne les voit pas se carapater à la
moindre feinte de charge. Du coup, c'est à croire que ces
échauffourées marginales étaient un remake du 6 février 1934. Et
tant pis s'il n'y eut au final qu'un déferrement, ce qui dégonfle
considérablement l'hypothèse d'une tentative de putsch.
Sur
la Toile, les commentateurs de gauche évoquent sans fioritures
inutiles une manifestation de fachos là où le témoin ne vit qu'une
manifestation bon enfant et maîtrisée par les organisateurs.
Intéressante également, la différence entre l'accueil respectueux
fait aux journalistes sur le terrain et l'âpreté des commentaires
reçus par mail.
Et
les médias traditionnels ? Ils ont suivi, abandonné leur libre
arbitre, connectés qu'ils étaient sur la bande passante, incapables
d'imposer leur propre regard face au flux. Il n'est que les sites
Internet pour oser apporter la contradiction et une tentative de
décryptage, en connaisseurs.
Les
autres s'alignent. Les caméras filment les échauffourées en très
gros plan pour donner le sentiment d'une guerre civile, quand, dix
mètres derrière, des touristes japonais se photographient devant
l'Arc de Triomphe.
Les
journaux retirent leurs premières estimations, trop faibles, quand
tombe l'annonce du million. Et les plateaux télés invitent
Christine Boutin, puisque c'est la vedette dominicale. Les médias
confirment au final que le virtuel était bien le réel. La boucle
est bouclée.
Benoît
Hopquin
Bien vu !
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