Nous sommes les cobayes d’une loi inventée par la gauche qui profite aux patrons voyous ?
«
Si on m’avait expliqué ce que signifiait l’Ani, j’aurais été
de toutes les manifestations comme pour les retraites en 2010 ».
Marie pleure en se mordant les doigts. Elle ne connaît «
rien au droit du travail », n’a pas fait d’études.
Lorsqu’au printemps dernier, les détracteurs de l’accord
national interprofessionnel dit de « sécurisation de l’emploi »
ont appelé les salariés à manifester dans toute la France contre
ce texte qualifié de « casse sociale », cette ouvrière de la
papeterie Elba à la Monnerie-Le-Montel dans le Puy-de-Dôme, ne
s’est pas sentie « concernée ». Non syndiquée, en CDI depuis
trente ans dans une entreprise en bonne santé, elle n’a pas jugé
bon d’aller protester contre « ce cadeau de la gauche au Medef ».
Confortée
par les médias qui « ne parlaient que de Jérôme Cahuzac et du
mariage pour tous », Marie est allée travailler en se disant
que « l’ANI ne devait pas être si important », puisque tous les
collègues étaient présents. Même les syndicalistes de la CGT et
FO, les deux organisations non signataires, avaient séché les
manifestations. Ce n’est que ce lundi 8 juillet qu’elle a réalisé
« la tragédie » que représente pour elle ce texte devenu loi le
14 juin dernier, après le feu vert du Conseil constitutionnel. Et notamment le décret qui bouleverse la donne en matière de licenciements économiques collectifs. Lorsque son patron, le
groupe Hamelin, leader de la papeterie de qualité, a annoncé, à
quinze jours des vacances, qu’il allait rayer de la carte dès le
mois d’octobre leur usine ainsi que deux autres sites en France, à
Troyes dans l’Aube et Villeurbanne dans le Rhône, soit deux cents
emplois sacrifiés.
Hamelin
n’a pas perdu de temps pour profiter des outils que lui confère
désormais la nouvelle législation. Il n’a même pas attendu que
les cadres hiérarchiques de l’administration du travail (les
Direccte) soient, le 5 juillet, formés par leur ministère à ce
Code du travail revisité par pans entiers. Dès le 2 juillet, soit
au lendemain de l’entrée en vigueur de la mesure concernant les
licenciements collectifs, il a déroulé en comité européen
d’entreprise son plan de restructuration, invoquant la crise du
secteur. Le 8, il en informait les salariés. Et la première réunion
de négociation du plan social, prévue ce 25 juillet, intervient
étonnamment à la veille de la date où l’usine ferme pour congés
durant trois semaines, réduisant un peu plus le délai de deux mois
déjà très court durant lequel le comité d’entreprise peut se
retourner.
S’il
voulait tuer toute velléité de lutte, Hamelin ne pouvait pas mieux
s’y prendre. D’autant qu’en supprimant la possibilité
d’intervention du juge des référés durant la procédure, la
nouvelle loi désarme les représentants des salariés. Exit
l’avocat qui pouvait suspendre en amont le plan, jouer la montre,
gagner jusqu’à un an de répit. Quant au délai de deux mois, il
ne permet plus à l’expert, éventuellement désigné par le comité
d’entreprise, d’analyser sérieusement la validité du motif
économique des licenciements comme par le passé. Désormais,
seule l’administration du travail donnera un avis, lequel se
limitera à juger la qualité des reclassements des salariés, sans
aucune possibilité de contester le bien-fondé du motif économique.
Dans ce cas précis – une décision unilatérale de l’employeur
–, elle aura 21 jours à compter du 25 septembre pour homologuer ou
non le plan.
En
Auvergne, c’est le premier PSE qui découle de l’ANI qui a tant
fracturé la gauche. Et c’est aussi un premier cas d’école en
France pour l’administration de Michel Sapin. Car la méthode comme
le calendrier du groupe Hamelin, 454ème fortune de France selon le
magazine Challenges, 3.000 salariés dans 21 pays, 700 millions
d’euros de chiffre d’affaires, plus connue pour ses marques
Oxford, Canson, Bantex, Super Conquérant, interrogent. Jusque dans
les étages de la Direccte Auvergne où un proche du dossier
reconnaît en “off” « un comportement de voyou où le minimum a
été prévu en matière de congés de reclassement (4 mois au lieu
de douze mois), d’indemnités supra-légales ». Ira-t-elle jusqu’à
l’invalider ?
«
Vous ne pouvez pas nous aider à passer chez Bourdin pour que les
Français sachent »
C’est
ce qu’espère André Chassaigne. Le député du Puy-de-Dôme,
président du groupe Front de Gauche à l’Assemblée, qui a mené
pendant des mois la fronde anti-ANI déposant vainement plus de cinq
cents amendements, reprend son bâton de pèlerin. Il entend mettre «
au pied du mur Michel Sapin », faire de ce dossier « un exemple
emblématique de l’ANI, porte ouverte à tous les abus patronaux »
et tient là sa revanche. L’usine Elba, fleuron familial qui a
compté jusqu’à 300 ouvriers avant d’être absorbé
inexorablement comme beaucoup de PME par les financiers au fil des
restructurations, se trouve sur sa circonscription. Et la situation
de l’emploi y est particulièrement alarmante. Le bassin, rural et
enclavé, « dérouille ». À l’image de Thiers, berceau de la
coutellerie et bastion de la plasturgie à genoux, avec un taux de
chômage de plus de 11 %, très supérieur à la moyenne
départementale.
«
Cette décision à la veille des vacances frise l’indécence et
confirme de façon magistrale les atteintes sans précédent au droit
du travail que recèle cette loi », s’emporte le député. Il
s’est fendu d’un courrier à Michel Sapin et Arnaud Montebourg.
Remonté comme jamais :
«
Contrairement aux engagements du candidat François Hollande, aucune
mesure législative n’a été prise pour mettre un terme aux
licenciements abusifs. Bien au contraire, le 16 mai dernier, lors du
débat parlementaire sur la proposition de loi des députés du
groupe GDR visant à interdire les licenciements boursiers et les
suppressions d’emplois abusives, Sapin s’est réfugié derrière
le soi-disant bouclier de la loi de sécurisation de l’emploi pour
justifier son refus de faire adopter notre proposition de loi. On
voit les dégâts aujourd’hui ».
Pour
les 64 salariés de la Monnerie-Le-Montel, petite commune de 2.000
âmes, cette annonce est un « énorme coup de massue ». Rien ne
laissait présager une telle nouvelle.
«
On a travaillé comme des fous pour préparer la rentrée scolaire.
Il y avait cinquante intérimaires depuis février. On venait de
recevoir des chaussures de sécurité toutes neuves. Le directeur du
site nous répétait que nous étions les meilleurs depuis que nous
nous sommes recentrés sur la production de classeurs à anneaux, que
le groupe allait investir. En 2011, je suis même allée en
Angleterre pendant quinze jours pour apprendre à travailler sur de
nouvelles machines et ensuite former mes collègues ». Assise dans
un recoin à l’entrée de l’usine au milieu d’un petit groupe
de salariés, Marie est inconsolable. Elle a « les jambes coupées »
et cinquante ans, « l’âge où le voyant devient rouge pour
retrouver un emploi ». « C’est comme si une bombe m’avait
soufflée », articule-t-elle ce lundi 15 juillet.
«
Vous ne pouvez pas nous aider à passer chez Jean-Jacques Bourdin et
au 20 heures pour que les Français sachent que nous sommes les
cobayes d’une loi inventée par la gauche qui profite aux patrons
voyous ? » demande très sérieusement sa collègue Véronique,
qui a ressassé tout le week-end « la trahison ». Elle est venue
travailler ce lundi en se jurant : « c’est un mauvais rêve,
c’est impossible de nous virer comme des malpropres juste avant les
vacances après nous avoir félicités pendant des années pour la
qualité de notre travail et la productivité du site ». Sa
machine « montage classeur » tourne encore en 3X8. Elle a voté
Hollande, croyait « au socialisme » et n’ira « plus jamais voter
puisque leurs lois sont pires que celles de la droite ». Eric, 46
ans, a une compagne au RSA et une peur-panique de l’avenir.
«
Et si Hamelin profitait des congés pour nous piquer les machines ? »
s’inquiète Danièle. Elle part à la retraite à l’automne,
catastrophée à l’idée de voir le rideau tomber sur cette usine
ancrée dans le territoire depuis 1906. « J’ai passé ma vie ici.
J’avais promis de repasser boire le café avec les camarades »,
dit-elle, le regard braqué sur le portail de l’immense domaine qui
jouxte le site. C’est la propriété des Chevaleriat, la famille
qui a fondé cette papeterie : « Ils sont écœurés devant ce
saccage ». Danièle pense aux jeunes, aux quadras, majoritaires dans
l’usine, à tous ceux qui ont des crédits sur le dos.
Comme
Jean-Luc, 34 ans. « Même si la dernière embauche remonte à dix
ans, on avait tout pour y croire ». Alors sa femme et lui ont
fait construire il y a un an, emprunté sur 25 ans et mis en route
leur deuxième enfant. « Il va naître en août dans ce merdier et
c’est comme un rêve qui part en fumée », lâche-t-il. Depuis
neuf mois, il était chef d’équipe. Cela ne se voit pas sur sa
fiche de paie bloquée à 1.200 euros nets et au grade d’ouvrier
qualifié alors qu’il devrait être agent de maîtrise, mais
c’était le sacrifice pour accéder à la promotion. « Tout ça
pour rien ».
«
Je ne vais pas dire à mon gosse : ’’Papa n’a plus de boulot
alors on ne part plus en vacances." »
Jean-Luc,
coincé par les travaux de sa maison et la naissance de son deuxième
enfant, n’avait pas prévu de partir en vacances. Mais la plupart
des collègues, si. « On a réservé des campings, fait des
acomptes. Je ne vais pas dire à mon gosse : “Papa n’a plus de
boulot alors on ne part plus en vacances, on reste à Thiers, ville
morte” ». Éric fond en larmes. Il porte seul la charge de sa
famille recomposée, sa compagne touche le RSA. Et soudain, l’avenir
le panique. Il a bien un CAP de boulanger mais il est allergique à
la farine. « Qu’est ce que je vais devenir à 46 ans ? »
Quel
que soit l’âge, la question est sur toutes les lèvres, de la
machine à café au mur de palettes érigé à l’extérieur sur
lequel les salariés ont déployé une banderole noire où en lettres
jaunes, on peut lire « Elba, 64 morts ». Comment se battre dans la
torpeur de l’été dans cette usine loin de tout, qui n’est pas
un bastion de la lutte, sachant que la nouvelle législation les
entrave dans leurs possibilités de recours devant la justice ?
Comment faire du bruit, obtenir que les discussions soient repoussées
à septembre compte-tenu des vacances ?
Benjamin,
29 ans : « Moi je suis ingénieur, je fais mes valises, je trouverai
du boulot. Mais les collègues qui ont des familles ? ».
Brûler
des palettes ? Faire grève ? Descendre dans la ville-préfecture à
Clermont-Ferrand mettre la pression sur les représentants de l’État
? Dire aux voisins de ne plus acheter par solidarité de cahiers
Super Conquérant, de papiers à dessin Canson, de classeurs Bantex,
de bloc-notes Oxford à l’heure où les grandes surfaces
s’apprêtent à recevoir la foule pour la rentrée des classes ?
C’était leur fierté d’ouvriers. Pousser le caddie au
supermarché et s’arrêter au rayon papeterie sans rien acheter,
juste pour contempler le fruit de leur travail sur les étals, se
dire : « On sert à quelque chose, on contribue au savoir, à
l’éducation dans le monde entier ».
Même
les syndicalistes, peu habitués à combattre des licenciements de
cette taille, sont perdus, surpris. Ils oscillent entre l’envie
d’en découdre et le fatalisme, l’envie de se contenter de
négocier une bonne prime à la valise et celle d’aller plus loin
dans le rapport de forces. Rui Ribeiro, le délégué CFDT,
secrétaire du comité d’entreprise, maudit la nouvelle législation
qui fait d’eux « des cobayes » : « C’est de la merde ; si
Laurent Berger (Xle secrétaire général de la CFDT, signataire de
l’Ani – ndlr) m’avait demandé mon avis... ». Avec Bouchaib
Zaim-Sassi, le représentant FO et Arnaldo Da Silva pour la CGT, ils
sont suspendus au téléphone avec leur avocat, Jean-Louis Borie.
Arnaldo Da Silva, délégué CGT : « Apprendre que ta boîte ferme à
15 jours des congés grâce à la nouvelle loi de la gauche dégoûte
».
Spécialiste
du droit social, rôdé aux PSE et au détricotage du droit du
travail depuis trente ans, il a suivi du début à la fin la
naissance de l’ANI puis sa transposition en loi et martèle : «
Toutes les batailles que l’on ne mène pas sont perdues ». La
nouvelle législation restreint les possibilités de recours en amont
? Il ne s’inquiète pas et fourbit ses armes. « Il est trop tôt
pour l’heure tant que la première réunion n’a pas eu lieu pour
agir, tant que l’expert n’est pas entré en scène. Cela va se
cristalliser en août et en septembre lorsqu’on saura si l’expert
mandaté par le CE aura ou non obtenu les informations nécessaires
de la part de la direction mais déjà, ouvrir une procédure de ce
type pendant les vacances constitue une entrave et nuit à une
information de qualité comme ne pas avoir cherché d’accord
majoritaire et préféré une décision unilatérale ».
En
attendant, les salariés qui pensaient que « les licenciements
n’arrivaient qu’aux autres » se sont mis en grève mardi 16
juillet « pour une durée indéterminée », ont annoncé fièrement
les syndicats. Ce vendredi, ils ont interpellé la ministre de
l’Artisanat, Sylvia Pinel, venue visiter une coutellerie dans la
montagne thiernoise. À la grande satisfaction de Nicolas, « les
collègues commencent à se bouger et à réaliser que c’est pas en
pleurant dans son coin qu’on va maintenir nos droits ». Syndiqué
à FO, il est le seul ouvrier de l’usine à avoir manifesté deux
fois contre l’ANI le printemps dernier. à l’époque, tout le
monde l’avait raillé : « Tu as bien du temps et de l’argent à
perdre pour aller manifester ».
©
Rachida El Azzouzi
Mediapart
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