Vivre, décider, travailler en Bretagne, et maintenant ?


Mikael Bodlore-Penlaez
Co-auteur de l’atlas de Bretagne  
atlas Breizh, 2011, Coop Breizh 

Lancée à l’initiative de Christian Troadec, maire de Carhaix et conseiller général, et Thierry Merret, président de la FDSEA du Finistère, la grande manifestation « Vivre, décider et travailler en Bretagne » a surpris. Tant chez les organisateurs qu’au plus haut niveau de l’État. Cette manifestation qualifiée d’historique portait trois messages. Ce que tous n’ont pas vu ou n’ont pas voulu voir. Reprenant le slogan des années 1970, « Vivre et travailler au pays », les organisateurs ont souhaité y adjoindre le fait de décider de leur avenir. Ce mot d’ordre a permis de rassembler des acteurs de tous bords, créant un esprit d’unité, rarement atteint en Bretagne. Salariés et patrons ensemble pour crier leur mécontentement, leur colère, parfois leur hargne, compréhensibles au moment où l’économie bretonne traverse une crise sans précédent et où le modèle qui a permis à la Bretagne de se développer et à la France d’être nourrie vacille face à la conjonction de plusieurs facteurs : recherche de nouveaux modèles de consommation et surtout concurrence internationale, sur fond de marché du travail libéralisé en Europe.

L’élément déclencheur a certainement été l’application de l’écotaxe, taxe sur les transports de marchandises par camion, qui avait mobilisé les acteurs économiques bien en amont. Ces derniers ont obtenu, à l’arraché, une réduction de 50 % du fait de la périphéricité de la Bretagne. Créé sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, ce dispositif n’a pas été remis en cause par le gouvernement actuel. Dans un contexte déjà tendu, rien ne permettait d’imaginer que ce serait la taxe de trop. L’allègement fiscal et la simplification administrative sont deux revendications anciennes des entreprises en général. La Bretagne, par son fort particularisme géographique, mais également culturel, a toujours été plus attentive à une prise en compte de ses spécificités.


On peut imaginer que le mouvement naissant aujourd’hui en Bretagne n’aurait pas été aussi fort si la crise n’avait pas impacté à ce point les salariés. Mais pourquoi manifester avec les chefs d’entreprises ? Même s’ils ne sont pas dupes, le destin d’une économie est lié à la bonne santé des entreprises et les salariés, voyant le château de cartes s’écrouler, ont su rester pragmatiques. A quoi bon défendre l’emploi si les entreprises ferment ? C’est le deuxième message fort de cette manifestation. Peut-être peut-on y voir une forme de consensus à l’allemande, où traditionnellement le patronat et les syndicats recherchent ensemble les solutions de pérennité de l’industrie nationale. Il y a également de la part des salariés un attachement à un outil productif, synonyme d’emploi.  C’est certainement lié à une autre spécificité bretonne. L’économie productive y est puissante : l’industrie -notamment agroalimentaire- domine. Cette économie s’appuie sur un modèle économique où la spéculation est moins présente. Depuis le début de la crise de 2008, ce modèle avait mieux résisté, faisant s’opposer le « capitalisme financier » à « l’économie réelle ».


Le troisième élément du cocktail breton est lié à un facteur politique qui a été certainement sous-estimé par les élus, mais surtout par l’État central. Sociologiquement la Bretagne est une terre modérée. Les Bretons, pro-européens, plutôt sociaux-démocrates et attachés à une forme de pluralité politique, sont aux prises avec un système fondé sur le bipartisme qui donne actuellement l’avantage au Parti socialiste. La politique plus dure et intransigeante des gouvernements successifs de droite ou de gauche, sur fond de montée de l’extrême-droite, est de plus en plus éloignée de cet électorat breton. 

De plus, les promesses faites lors de l’élection présidentielle, et qui en Bretagne avaient du sens, se sont révélées être des leurres. La mesure 56 sur la ratification de la charte des langues régionales et minoritaires a été balayée d’un revers de main. L’acte III de la décentralisation est un acte manqué. La remise à plat du mille-feuille administratif, le droit à l’expérimentation pour les régions ont été oubliés pour n’aboutir qu’à l’émergence de métropoles ajoutant une couche à ce complexe puzzle indigeste et opaque, où les citoyens lambdas voient dans ce jeu malsain la défense d’intérêts personnels et la chasse gardée d’élus dans leur baronnie. 

La France est aujourd’hui en total décalage avec ce qui se passe en Europe. Les Gallois, les Galiciens, les Sardes, les Catalans, les Écossais et bien d’autres peuples disposent aujourd’hui de droits spécifiques et d’une plus ou moins forte autonomie. Même à l’échelle de l’Hexagone, la Corse avance, sur le plan institutionnel avec un statut particulier, médiatique avec le développement d’une chaine de télévision propre et linguistique avec un enseignement généralisé du corse que les élus insulaires souhaitent voir co-officialisé. Dans ce mouvement en marche, la Bretagne semble être la grande oubliée. Ses forces vives se seraient-elles réveillées ?


Lors de la manifestation du 2 novembre 2013, flottait le vent du Celib (Comité d’étude et de liaison des intérêts bretons). Ce rassemblement d’acteurs des années 1950 qui a marqué l’histoire de la Bretagne et a abouti au plan routier breton, à la construction des voies rapides gratuites, à la charte culturelle, est dans tous les esprits. Pour gagner, les Bretons ont toujours eu besoin d’être unis. Les réactions de certains élus, d’une certains presse ne peut qu’inciter à ce rassemblement. 



Les propos véhéments exprimés à l’encontre des principaux instigateurs de la manifestation montrent le fossé qui se creuse entre les gens de terrain et un personnel politique national éloigné de l’évolution du monde. La presse la plus conservatrice et le pouvoir central, en véhiculant des messages alarmistes sur les éventuels casseurs issus des opposants au mariage pour tous et des groupes d’extrême-droite, font preuve d’une méconnaissance totale des enjeux ou d’une mauvaise foi à peine voilée visant à étouffer le mouvement dans l’œuf. Quelques échauffourées ont émaillé le défilé, certains manifestants s’en prenant non pas au mobilier urbain ou aux commerces (qui par ailleurs soutenaient le mouvement) mais au symbole du pouvoir, la Préfecture, chose somme toute classique dans une manifestation de cette ampleur. 


A noter qu’aucun drapeau français n’était visible, mais uniquement des centaines de Gwenn-ha-Du (le drapeau breton) et des milliers de bonnets rouges (symboles choisis par les organisateurs pour rappeler la révolte des Bonnets rouges en 1675) ; ce qui était notamment révélateur de l’inexistence d’infiltration de groupuscules d’extrême-droite française. Ces contre-vérités médiatiques n’ont fait que renforcer le mouvement et lui donner une ampleur populaire. Car en définitive, ce ne sont pas les casseurs qui font peur au pouvoir central mais les Bretons. Un Breton bâillonné peut servir ses intérêts mais pas un Breton libéré du carcan jacobin.


Et maintenant ? C’est cette question qui anime la majorité des manifestants au lendemain de ce début de révolte. Les portiques écotaxe tombent les uns après les autres. Le gouvernement a suspendu ce nouvel impôt des temps modernes mais ne l’a pas purement et simplement abandonné pour la Bretagne. Le Premier ministre Jean-Marc Ayrault propose de rencontrer les organisateurs de la manifestation pour construire un « pacte d’avenir pour la Bretagne ». Ce à quoi le collectif « Vivre, décider, travailler en Bretagne » a répondu favorablement à condition que cela débouche sur des solutions concrètes.

Etant donné le caractère hétérogène du mouvement, quel peut être ce pacte d’avenir ? Il peut se résumer en quelques idées-forces. La suppression de l’écotaxe en Bretagne paraît être un préalable avec le démantèlement des portiques. Des mesures pour le maintien de l’emploi, la protection des salariés, la simplification administrative promise par le gouvernement sont à prendre d’urgence. 


Mais le mal étant plus profond, la recherche d’une solution pour un statut spécifique pour la Bretagne, par le renforcement de la décentralisation, le droit à l’expérimentation, la réunification et l’autonomie financière doit également être imaginée. La cocotte minute bretonne n’a laissé qu’un filet de vapeur contestataire s’échapper. Pour libérer les énergies et éviter le pire, il faudra ouvrir le couvercle. C’est ce qu’attendent les Bretons depuis longtemps. Il est temps d’en finir avec les déceptions, les promesses non tenues et le mépris jacobin. La Bretagne n’est pas une terre comme les autres. Son histoire millénaire, l’activisme de son peuple et sa soif permanente d’ouverture au monde doivent redevenir des moteurs pour construire un avenir serein et prospère.

Mikael Bodlore-Penlaez
Co-auteur de l’atlas de Bretagne / atlas Breizh, 2011, Coop Breizh
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