SAINT NAZAIRE / 1967 : plus de 10 000 métalos dans les rues de la ville

 


Nous sommes en 1967, à Saint-Nazaire. Les métallos de la « navale », de l’« aéro » et des Forges de l’Ouest, avec le soutien des habitants, ont mis la ville et ses usines à l’arrêt, au cours de la plus longue grève depuis 1936

Le 27 avril, Près de cinquante mille personnes défilent le long d’« une artère aussi longue que les Champs-Élysées, noire de monde

Le. documentaire 1er mai 1967 à Saint-Nazaire sera interdit de diffusion par l’Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF).

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Le 1er mars, la grève générale est déclarée. Deux mille mensuels des Chantiers de l’Atlantique quittent ateliers et bureaux, suivis par un millier de travailleurs de Sud-Aviation, des Forges de l’Ouest et des tôleries de Saint-Nazaire. Les mensuels sont à 95 % grévistes.


Le 20 mars, la direction des Chantiers tente un coup de force et décrète un lock-out, la fermeture totale de l’entreprise, qui prive les six mille horaires de travail et donc de salaire. En prenant ces derniers à la gorge économiquement, la direction espère qu’ils se retournent contre les mensuels. Mais la manœuvre tourne court. Les syndicats des horaires profitent du lock-out pour engager une offensive, et le cortège des cols bleus rejoint celui des cols blancs dans le chaudron de la grève.

Quand de lourds convois de compagnies républicaines de sécurité (CRS) arrivent de Nantes, la presse accourt dans l’espoir de couvrir des affrontements violents. Il n’en sera rien. À la place, un journaliste cité dans un bulletin de la CGT décrit « d’étonnants stratèges [qui] surgirent de cette foule de dessinateurs et de métallos (…). À coups de talkie-walkie, les grévistes rompaient, contournaient les forces adverses, jouaient comme le chat et la souris. On vit des groupes de CRS courir après des ombres, rencontrer le vide, errer et se trouver brusquement acculés à des impasses ou coincés en sandwich entre deux groupes de manifestants (2)  ».

La solidarité de la population protège massivement les grévistes des violences policières. Les coiffeurs rasent « gratis » les grévistes. Les commerçants font crédit aux familles, les pêcheurs donnent du poisson, les bailleurs sociaux échelonnent les loyers, et la Ville les factures. On organise des pique-niques en Brière et une expédition bauloise s’amuse d’effrayer les bourgeois en mangeant des sandwichs devant le casino.

Une partie de la presse finit aussi par épouser la cause. « La ville tout entière, lit-on dans Le Monde du 12 avril, vit des Chantiers et des ateliers de Sud-Aviation, presque exclusivement. Les touristes de l’été lui apporteront un peu d’argent frais. Elle devra ensuite, pendant de longs mois d’hiver, supporter les conséquences des vacances forcées qu’elle aura prises au printemps. Voilà de quoi parlent l’hôtelier, le cafetier, le chauffeur de taxi, le commerçant de Saint-Nazaire sans qu’à aucun moment lui vienne l’idée de discuter le bien-fondé du droit des grévistes qui, chaque jour, défilent devant leurs portes, campent aux carrefours, jouent à cache-cache avec les CRS. »

Le pays entier entend peu à peu parler du mouvement. Le 11 avril, cinq cars de collecteurs de fonds entament un « tour de France » de cinq jours, au Havre, à Rouen, Roanne, Cahors, Montpellier ou Toulouse pour obtenir du soutien. Plusieurs compagnies prêtent véhicules et chauffeurs. La solidarité locale n’aurait pas suffi. Au total, les collectes atteignent 2,8 millions de francs, soit, pour chaque gréviste, l’équivalent d’un salaire de dactylo (3). Partout, chez les mineurs de Decazeville (qui avaient envoyé des enfants à Saint-Nazaire pendant leurs longues grèves quelques années plus tôt) ou dans les habitations à loyer modéré (HLM) de Saint-Étienne, les « pèlerins » reçoivent un accueil chaleureux et ramènent un précieux souffle au mouvement. « Ils revenaient regonflés, les gars », se souvient Mme Monique Morice.

Pendant que Louis était sur l’estrade, sa compagne a dû tenir la grève avec ses deux enfants dans leur petit appartement. « Ce n’était pas facile, mais avec les caisses de grève et la solidarité des familles et des commerçants on s’en est tirés », sourit-elle aujourd’hui, évoquant « un poulet déposé à leur porte un soir de retour de manifestation ». Avec d’autres femmes, au sein de l’Association populaire familiale, Monique accompagne les familles en difficulté, et organise des manifestations de soutien aux grévistes. « J’essayais de faire ma part », dit-elle modestement. Le 21 mars, avec trois mille femmes, elles forment leur propre cortège, sous les applaudissements des travailleurs. Elles sont cinq mille dans les rues le 6 avril. Les yeux de l’octogénaire en brillent encore. « La ville était plus vivante que jamais. »

D’autres moments furent plus sombres. Une nuit, confie-t-elle, en l’absence de Louis, parti négocier à Paris, un groupe d’ingénieurs missionné par la direction des Chantiers tente de l’intimider chez elle, pendant que les enfants dorment à côté. « C’était un aveu de faiblesse, la preuve que le patronat était très préoccupé. » Les dirigeants font une offre de rattrapage salarial de 3,35 % au cinquante-deuxième jour de grève. Parmi les grévistes et les « lock-outés » consultés, 87 % la rejettent. Les syndicats tiennent sur les 16 % d’augmentation, dont 8 % immédiatement. La grève gagne alors tout le département de Loire-Atlantique. Le 27 avril, en pleines négociations, la presse décrit un « fleuve humain » qui se forme dans les rues de Saint-Nazaire. Près de cinquante mille personnes défilent le long d’« une artère aussi longue que les Champs-Élysées, noire de monde (4)  ».

L’inquiétude gagne le gouvernement, qui craint une contagion de la contestation. À l’aube du 1er-Mai, un accord est enfin trouvé au ministère du travail, après cent quarante heures de négociations, soixante-deux jours de grève et quarante-trois de lock-out. Les mensuels arrachent une augmentation annuelle de 7,35 %, premier à-valoir sur les 16 % réclamés, et une reclassification des métiers. La veille, les sections syndicales des horaires des Chantiers ont également signé un accord en faveur d’augmentations des salaires identiques à celles des mensuels, de la prime d’ancienneté et des congés, ainsi que d’une incorporation du « boni » (bonification ou prime à la tâche) dans le salaire de base — une avancée historique pour les ouvriers. L’augmentation se répercutera sur les horaires des autres entreprises. Une négociation est ouverte pour l’unification des statuts des horaires et des mensuels, qui sera finalisée quatre ans plus tard. Les mensuels exigent aussi la suppression du terme « collaborateur », pour ne laisser à l’avenir aucune illusion aux patrons.

Saint-Nazaire devient le symbole du front syndical uni. « Nous avons démontré notre force qui demeure intacte, mais aussi mesuré la résistance du patronat. Nous avons fait sauter ce verrou, c’est remarquable », déclare M. Morice dans son discours du 1er-Mai. Il confie aujourd’hui : « C’est la victoire d’une bagarre. On a vécu ça comme ça. Par l’action syndicale, nous avons fait plier le patronat. »

Le lundi 4 mai, sous des haies d’honneur, les cortèges de grévistes chantent L’Internationale et Ce n’est qu’un au revoir à l’entrée des usines… Pour beaucoup, cette grève préfigure le mouvement de 1968. Le documentaire 1er mai 1967 à Saint-Nazaire sera interdit de diffusion par l’Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF). La victoire des métallos ne doit pas être davantage ébruitée. Trillat réussira à sauver ses précieuses images de la destruction en cachant les bobines sous son blouson.

Benjamin Fernandez

Le monde diplomatique 

Une belle grève de mai

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