François : Le pape de l'illusion
un article de Horacio Verbitsky
ARGENTINE • Jorge Bergoglio n'est pas le pape des pauvres
Le
nouveau pape a l'image d'un homme proche des pauvres et
tiers-mondiste. C'est une illusion pour ce journaliste de Página 12,
qui revient sur son rôle trouble dans l'affaire des enfants volés.
Parmi
les centaines de courriels que j’ai reçus, j’en ai retenu un :
"Je
n’en crois pas mes yeux. Je suis si angoissée et furieuse que les
bras m’en tombent. Il est arrivé à ses fins. C’est la personne
idéale pour cacher la corruption morale, un expert ès
cachotteries."
Le
message est signé de Graciela Yorio, la sœur du prêtre Orlando
Yorio, qui a dénoncé Jorge Mario Bergoglio comme le responsable de
son enlèvement et des actes de torture qu’il a subis pendant cinq
mois en 1976. Orlando est décédé en 2000 en imaginant le cauchemar
qui s’est réalisé le 13 mars.
Il
n’a jamais eu connaissance de la déclaration de Jorge Mario
Bergoglio devant le tribunal oral fédéral n°5, où il a affirmé
n’avoir appris que récemment l’existence de jeunes enfants
kidnappés, après la fin de la dictature. [Un plan systématique de
vols de bébés d'opposants politiques avait été mis en place entre
1976 et 1983. Les mères étaient assassinées et les enfants adoptés
sous une fausse identité.] Pourtant, le tribunal oral fédéral n°6
a reçu des documents qui révèlent que dès 1979, Jorge Mario
Bergoglio était au courant et qu’il est intervenu dans au moins un
cas.
Lors
du procès de l’ESMA [le plus grand centre de torture de la
dictature], Jorge Bergoglio [alors président de la conférence
épiscopale de Buenos Aires] a déclaré par écrit, concernant
l’enlèvement d’Orlando Yorio et de Francisco Jalics, que ses
archives ne renfermaient aucun document sur les enlèvements et
disparitions. Cependant, son successeur a envoyé à la juge une
copie d’un texte attestant de la réunion entre le dictateur Jorge
Videla et les évêques Raúl Primatesta, Juan Aramburu et Vicente
Zazpe, lors de laquelle ils se sont demandé s’il fallait ou non
avouer l’assassinat des disparus. Dans son ouvrage Iglesia y
dictadura [Eglise et dictature], Emilio Mignone l'a cité comme le
parangon des "bergers qui ont livré leurs brebis à l’ennemi
sans les défendre ni les sauver".
Un jésuite qui se fera appeler François
Je
ne suis pas certain que Jorge Mario Bergoglio ait été élu pour
cacher la corruption morale qui a rendu Joseph Ratzinger impuissant.
Ce qui est certain, toutefois, c’est que le nouvel évêque de Rome
sera un ersatz : un succédané de mauvaise qualité, comme l’eau
mêlée de farine que les mères nécessiteuses donnent à leurs
enfants pour tromper la faim. Le théologien brésilien de la
libération Leonardo Boff avait l’espoir que serait élu Sean
O’Malley, franciscain aux origines irlandaises à la tête du
diocèse de Boston.
"Il s’agit d’une personne très proche des pauvres car il a longtemps travaillé en Amérique latine et dans les Caraïbes, toujours avec les pauvres. Cela montre qu’il peut être un pape différent, annonciateur d’une nouvelle tradition",
avait écrit l’ancien prêtre.
Finalement,
le souverain pontife ne sera pas un véritable franciscain, mais un
jésuite qui se fera appeler François, comme le pauvre d’Assise.
Effrayée, une amie argentine m’écrit de Berlin que pour les
Allemands qui ne connaissent pas son histoire, le nouveau pape est
tiers-mondiste. Légère erreur.
Sa
biographie est celle d’un populiste conservateur, comme l’ont été
Pie XII et Jean-Paul II : inflexibles sur les questions doctrinaires,
mais ouverts sur le monde et en particulier les populations
défavorisées. Lorsqu’il célébrera sa première messe dans une
rue du quartier Trastevere ou dans la gare Termini à Rome et qu’il
évoquera les personnes exploitées et prostituées par les puissants
de ce monde qui ferment leur cœur au Christ ; lorsque les
journalistes qui sont ses amis raconteront qu’il a pris le métro
ou le bus ; lorsque les fidèles écouteront ses homélies récitées
avec des gestes dignes d’un acteur et dans lesquelles il mêlera
paraboles bibliques et parler simple du peuple, alors certains
exalteront le renouveau tant espéré de l’Eglise.
Apostropher les profiteurs et prêcher la docilité aux opprimés
Au
cours des 15 années passées à la tête de l’archevêché de
Buenos Aires, il a fait tout cela et bien plus. Pourtant, dans le
même temps, il a aussi tenté d’unir l’opposition contre le
premier gouvernement qui ait - depuis longtemps - adopté une
politique favorable aux couches populaires, un gouvernement qu’il a
accusé d’être crispé et belliqueux car pour y parvenir, il a
fallu lutter avec lesdits puissants mentionnés dans son discours.
Maintenant,
il va pouvoir continuer sa mission, mais à une toute autre échelle,
ce qui ne signifie pas qu’il oubliera l’Argentine.
Si
Eugenio Pacelli (Pie XII) a reçu des fonds des services de
renseignement américains pour soutenir la démocratie chrétienne et
faire obstacle à la victoire des communistes pendant les années qui
ont suivi la Seconde Guerre mondiale, et si Karol Wojtyła (Jean-Paul
II) a été le premier à lutter pour la chute du mur de Berlin, le
pape argentin pourra en faire autant à l’échelle
latino-américaine. Son passé de militant au sein de la Garde de fer
[une organisation de la jeunesse péroniste], ainsi que le discours
populiste qu’il n’a pas oublié, tout cela le rend apte à
discuter l’orientation de cette politique, pour apostropher les
profiteurs et prêcher la docilité aux opprimés.
*
Horacio Verbitsky a consacré en 2005 un livre aux liens entre
l'Eglise et le centre de torture de l'ESMA : El Silencio : de Paulo
VI a Bergoglio : las relaciones secretas de la Iglesia con la ESMA
[Le Silence : de Paul VI à Bergoglio : les relations secrètes de
l'Eglise avec l'ESMA].
- Página 12 | Horacio Verbitsky | 14 mars 2013
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