Soldats maliens : "on nous envoie au front pour mourir de faim ou pour nous faire égorger"
soldats maliens à Gao
« Nous, les soldats maliens, sommes des morts-vivants»
Par
Eros Sana (25 février 2013)
L’armée
malienne sera-t-elle en mesure de se reconstruire ? Sera-t-elle
capable d’assurer la sécurité du pays et de ses citoyens, une
fois l’intervention militaire française terminée ? C’est loin
d’être sûr, tant elle est le reflet des inégalités sociales, de
la corruption et du clientélisme qui gangrènent le pays. Reportage
auprès de soldats et de gendarmes maliens, abandonnés par leurs
chefs, et qui ne sont même pas certains de pouvoir manger le
lendemain.
«
Nous, les soldats maliens, sommes des morts-vivants » C’est ainsi
que se décrit Moussa [1], jeune engagé malien de 25 ans. Nous
sommes à Diabali, la dernière ville du nord à avoir été conquise
par les rebelles le 14 janvier 2013. Moussa a participé à la
défense de la ville. Les soldats maliens ont vite été débordés
par les rebelles, certes moins nombreux, mais disposant d’une
puissance de feu et d’une expérience du combat largement
supérieures. En quelques heures, sept militaires maliens sont tués,
dont un ami de Moussa, Issa Angwéba, 29 ans. Si Moussa en a
réchappé, « ce n’est pas grâce à mes supérieurs,
précise-t-il. Ils nous ont bien donné de nouvelles armes et du
matériel, mais ils ne nous pas laissé le temps de les tester. »
Lorsqu’ils réalisent qu’ils ne peuvent plus tenir leur position,
qu’ils ne recevraient pas de renforts et, surtout que leurs
supérieurs « avaient eux-mêmes fui », Moussa et ses frères
d’armes décident d’abandonner leur position, de retirer leur
uniforme et de se replier sur Markala, plus au Sud.
Ce
type de témoignages abonde au sein de l’armée malienne. Combats
après combats, ce n’est pas tant de courage dont les soldats
maliens ont manqué face aux rebelles armés, mais bien de soutien,
de préparation, d’organisation et de commandement compétent. Car
l’armée malienne, comme l’ensemble des forces de sécurité, est
le reflet des inégalités sociales, et des jeux de pouvoir et de
corruption qui caractérisent le Mali.
230
euros de bakchich pour intégrer l’armée
Les
effectifs de l’armée malienne sont difficiles à estimer avec
certitude : entre 7 000 et 14 000 hommes. Le Mali est un pays pauvre,
où la moitié de la population vit avec moins d’un euro par jour.
Les populations y exercent avant tout des activités rurales et
agricoles. Dans un pays où les institutions internationales (FMI,
Banque mondiale) mettent tout en œuvre pour réduire les missions et
les budgets de l’État, l’armée est l’une des rares
institutions qui offre une solde et un emploi stables [2]. Un simple
soldat gagne 45 000 francs CFA, soit environ 70 euros par mois.
Nombreux sont ceux qui y entrent moins par vocation guerrière ou
patriotique que par simple nécessité économique.
Certaines
familles sont prêtes à tout pour que leur fils porte l’uniforme
de l’armée, de la police ou de la gendarmerie. Notamment à verser
des bakchichs aux recruteurs pour qu’il soit intégré. « Il y a
des familles qui s’endettent pour payer 150 000 ou 250 000 francs
CFA (entre 230 et 380 euros) de dessous-de-table pour que leur fils
soit pris. C’est le tarif », annonce Amadou, gendarme à Markala.
«
Même un chien ne finirait pas notre assiette »
Intégrer
l’armée ne suffit pas pour sortir de la précarité. Depuis juin
2012, date de la prise des deux tiers du territoire par la rébellion
touareg et islamiste, la majeure partie des militaires maliens
dénonce, plus ou moins fortement, leurs conditions de vie. Les
lignes de ravitaillement de l’armée malienne s’étendent sur
plusieurs centaines de kilomètres à mesure que l’armée française
progresse. Et lorsque je demande à Moussa si la logistique suit, si
les soldats arrivent à cantiner convenablement et à être soignés
efficacement, celui-ci inspire longuement avant de répondre : «
Avec ce que nos chefs nous donnent à manger, même un chien ne
finirait pas notre assiette. Mais nous n’avons pas d’autre choix.
Pour ce qui est de notre santé, ils sont sensés nous prendre en
charge. Mais la plupart du temps cette prise en charge est
insatisfaisante. »
Le
jeune soldat raconte alors l’histoire de l’un de ses frères
d’armes qui, après une attaque de rebelles touaregs en 2008 dans
le village de Nampala, près de Diabali, a reçu une balle dans le
dos. « L’armée n’a rien mis en place pour lui, si ce n’est
des soins basiques. C’est son père qui a dû prendre en charge
tous les frais pour que son fils soit convenablement opéré. Nos
supérieurs n’ont rien à faire de nous », soupire-t-il.
Exclus
de l’armée pour avoir revendiqué leurs droits
«
Chaque fois que les militaires réclament le respect de leurs droits,
ils se font qualifier de révolutionnaires et sont souvent mis aux
arrêts », ajoute Amadou. Le gendarme de Markala sait de quoi il
parle : en 1994, lui et 800 autres élèves gendarmes ont protesté
dans un journal malien contre le détournement d’une partie de leur
solde par l’un de leur chef. En réponse, ils ont été radiés !
Ils durent batailler pendant deux ans pour faire valoir leurs droits
et être réintégrés. « Nous, les soldats maliens, sommes des
morts-vivants, répète sombrement Moussa. Depuis Aguelhok, on nous
envoie au front pour mourir de faim ou pour nous faire égorger. »
Aguelhok,
le nom de cette ville située à la limite de la frontière
algérienne, m’est très souvent répété. Un massacre y a été
perpétré par les rebelles du MNLA et d’Ansar Dine. En janvier
2012, isolés et sans renforts, des soldats et des gendarmes maliens
se rendent après avoir tenté de défendre la ville. En dépit de
leur reddition, plusieurs dizaines d’entre eux sont égorgés ou
abattus d’une balle dans la tête : entre 85 et 200 exécutions
selon les sources. Ce massacre traumatise l’armée et la société
malienne.
Corruption
et clientélisme
«
A Aguelhok, c’est chaque malien qui a perdu un fils, un frère.
Sans que l’Etat et l’armée ne fassent rien », témoigne le père
de l’un des soldats exécutés, rencontré à Bamako. Aguelhok
cristallise toute la frustration et la rancœur des soldats maliens
et de la population vis-à-vis du laisser-aller et de la corruption
des dirigeants de l’armée malienne et de l’ensemble de la classe
politique. Car au Mali, la classe politique est largement composée
de militaires. Le président de l’époque, Amadou Toumani Touré,
dit ATT, était général de l’armée malienne. De nombreux
ministres et hommes politiques sont ou ont été des militaires.
Pendant
ses deux mandats, de 2002 à 2012, ATT a nommé à lui seul 45
généraux. Un moyen de renforcer la fidélité de la direction de
l’armée et, pour les nombreux généraux promus, celui d’accéder
à de juteuses opportunités financières et économiques. Alors que
l’opération « Serval » bat son plein dans le nord, dans un
luxueux restaurant de Bamako, on peut assister à la discussion de
deux généraux maliens sur la « conclusion d’un marché de 246
millions de francs CFA » (380 000 euros).
Bérets
rouges contre bérets verts
Dans
leur lutte contre le terrorisme, obnubilés par la seule vision
sécuritaire, les États occidentaux ont préféré « investir »
dans l’armée plutôt que dans des programmes de développement
[3]. Et sans se préoccuper du clientélisme et de la corruption. Des
dizaines de millions d’euros et de dollars ont ainsi été injectés
dans l’armée malienne, principalement par la France et les
États-Unis (Le New York Times évoque 500 millions de dollars
accordés par Washington [4]). Cet apport massif d’argent n’a ni
contribué à empêcher la chute du nord du Mali, ni à améliorer
l’équipement et la formation des troupes. Ces financements –
colossaux pour le Mali – ont contribué à renforcer les pouvoirs
des dirigeants militaires et à soutenir leur éventuelle carrière
politique. Au clientélisme et à la corruption, s’est ajouté la
montée d’un profond sentiment d’injustice au sein de l’armée.
On en connaît le résultat.
Cette
exacerbation des tensions s’est cristallisée autour des « bérets
rouges » : le 33ème régiment para-commando, une unité spéciale
aéroportée créée par Moussa Traoré, l’ancien dictateur. Cette
formation de près de 1 000 hommes a été largement favorisée par
le régime d’ATT – lui-même béret rouge – au détriment du
reste de l’armée, dont le gros de la troupe porte le béret vert.
Censés assurer la sécurité du régime, depuis la dictature, les
bérets rouges ont bénéficié des soldes les plus confortables, des
primes les plus régulières, et de meilleures formations.
Un
coup d’Etat illégal, mais jugé légitime
«
Pendant que nos fils mourraient à Kidal, Tessalit ou Aguelhok, les
bérets rouges restaient planqués à Bamako, dans leur caserne ou
dans la résidence présidentielle malienne », dénonce le père
d’un soldat tué pendant l’avancée des rebelles. « Plutôt
qu’une unité d’élite, ils étaient les défenseurs de la
bourgeoisie naissante qu’ATT et la classe politique malienne
représentent », ajoute avec amertume un leader de la société
civile, dont le frère est béret rouge.
Aux
scandales politico-financiers, comme le détournement d’une partie
des aides internationales pour combattre la tuberculose et la
malaria, s’est ajoutée la déroute militaire dans le Nord du pays.
Et ce qui devait arriver arriva : le 22 mars 2012, un détachement
militaire de bérets verts renverse le président ATT et place à la
tête du régime le capitaine Amadou Haya Sanogo [5]. Condamné pour
son illégalité, le putsch n’est cependant pas considéré comme
illégitime par une grande partie de la société civile. Dans les
quartiers populaires comme dans les beaux salons de la capitale,
nombreux sont ceux qui se souviennent de la fête organisée en
grande pompe par la fille d’ATT, Mabo, pour célébrer sa fortune
de plusieurs milliards de francs CFA. C’était juste avant le coup
d’État.
Les
tensions au sein de l’armée malienne ne s’apaisent pas pour
autant. Le chef des bérets rouges, le Colonel Abidine Guindo, proche
de l’ancien président, échoue à mener un contre-coup d’Etat le
30 avril 2012. A l’issue de cette tentative, le corps des bérets
rouges est dissous et les mutins emprisonnés. Quand commence
l’opération Serval, et alors que la majeure partie de l’armée
malienne y est impliquée, l’unité reste assignée à résidence
dans sa caserne de Djocoroni-para. Le « contre-putschiste » Abidine
Guindo est finalement libéré et les bérets rouges sont réintégrés,
mais dispersés dans les autres unités. Cette rivalité au sein de
l’armée donne lieu à un épisode tragique : l’attaque du
dernier carré de bérets rouges, le 8 février, à Bamako, qui fera
aussi des victimes civiles. La situation de l’armée malienne
demeure socialement et politiquement explosive.
Eros
Sana (texte et photos)
Notes
[1] A sa
demande, son prénom a été modifié
[2] En
2007, alors que les autres institutions de l’Etat malien
n’embauchaient pas, voire licenciaient, l’armée malienne lançait
une campagne de recrutement de près de 3000 personnes.
[3] Le
développement du nord Mali passe par exemple obligatoirement par la
construction d’autoroutes pour désenclaver cette région. Le coût
du tronçon Bamako-Timbuktu (635 kilomètres) serait de 100 milliards
de francs CFA (196 millions de dollars), le tronçon Mopti-Gao (568
kilomètres) présenterait un coût de 48 milliards de francs CFA (94
millions de dollars)
[4] «
Why We Must Help Save Mali », New York Times, 14 janvier 2013
[5]
Après le coup d’Etat, Sanogo n’a pas pris les fonctions de
président de la République, mais la tête du Comité national pour
le redressement de la démocratie et la restauration de l’État
(CNRDRE), au travers duquel il continue d’avoir une importante
influence sur l’armée et la politique maliennes.
Bonjour;
RépondreSupprimerAujourd'hui notre cas du Mali a servi de leçons pour le monde democrate(il s'agit de celui de l'Afrique).
De 1968 à 2012 ( défaillance totale:sociale,culturelle,institutionnel,escroquerie)voilà ce que le Mali a fait valoir au monde soit disant un exemple démocratique.
C'est ça la democratie quand je meurs de faim, quand je n'ai pas une bonne armée,quand la corruption bas son plein, quand les services de l'Etat sont transformés en chambre de passe, une population prise en otage, tous ceux qui ont dirigé ce pays méritent une interrogation. on se trompe...on se trompe...on se trompe.
VIVE LE MALI!
VIVE MODIBO KEITA ET TOUS CEUX MARCHENT SUR SES PAS!
QUE LA TERRE LUI SOIT LEGERE!