Algérie « Le Parti communiste dans le mouvement national »
C’est
à Villejuif, où il vit avec son épouse depuis 1994, que William
Sportisse a reçu la rédaction de l’Humanité. Le fascisme, le
colonialisme, l’exploitation de l’homme par l’homme,
l’islamisme, il les a combattus au prix de la clandestinité, de la
prison, de la torture, au nom de convictions communistes
inaltérables.
Votre
enfance se déroule dans une famille juive de Constantine.
Vous
décrivez les liens entre les milieux populaires juifs et musulmans
dans cette Algérie coloniale.
Les antagonismes de classes
sont-ils plus forts que les différences religieuses ?
William
Sportisse. Dans certaines entreprises de Constantine, notamment dans
l’ébénisterie, il y avait une majorité d’ouvriers juifs. J’ai
connu ces ouvriers dans la période de la montée du fascisme. Ils se
sentaient proches des ouvriers arabes. Tout ce contexte, marqué par
un racisme particulièrement fort dans le Constantinois, m’a
entraîné dans les luttes contre le fascisme et contre le système
colonial.
La grosse colonisation terrienne a toujours voulu exercer
sur la minorité européenne une influence idéologique et politique
pour la séparer des Algériens exploités et opprimés par le
colonialisme. Son objectif était aussi de neutraliser la population
juive, faute de pouvoir la ramener de son côté. Au sein des
minorités juive et européenne, il y avait une opposition entre ceux
qui avaient intérêt à se mettre du côté de la colonisation et
ceux qui n’avaient aucun intérêt à la défendre et qui
comprenaient de mieux en mieux qu’il leur fallait s’unir aux
travailleurs algériens. La majorité des juifs de Constantine
étaient d’origine autochtone judéo-berbère ou étaient les
descendants de ceux qui avaient quitté l’Espagne pendant
l’Inquisition. Peu nombreux étaient les juifs venus de France.
Quels
sont les éléments déclencheurs de votre engagement communiste qui
va déterminer toute votre vie ?
William
Sportisse. Pour nous, le problème ne se posait pas en termes de
judaïté ou non, mais en termes de classe. Nous étions communistes
et la chose essentielle qui se posait, c’était d’en finir avec
le système colonial et de lutter contre l’exploitation de l’homme
par l’homme. Mon grand frère Lucien a été l’élément moteur
de notre prise de conscience. Il était instituteur et il a mené des
luttes qui lui ont valu la répression coloniale. Après avoir été
révoqué de l’enseignement en 1934, il fut rétabli dans sa
profession par le Front populaire, mais muté en France. Engagé dans
la Résistance, il sera assassiné par la Gestapo à Lyon, en 1944.
Comment
se forge le mouvement qui va conduire à la guerre de libération à
partir
du 1er novembre 1954 ?
William
Sportisse. Sous des formes diverses, le mouvement d’émancipation
en réalité n’a jamais cessé. Au début de la colonisation, après
l’échec des révoltes armées, le peuple a cherché d’autres
moyens de lutte. Le mouvement de libération moderne a commencé
après la révolution soviétique d’Octobre 1917 et la naissance
des premières organisations révolutionnaires, notamment l’Étoile
nord-africaine. Puis ont été créées les premières organisations
communistes affiliées au PCF. Jusqu’en 1936, il n’était en
effet pas possible de créer un parti communiste algérien, car les
Algériens n’avaient pas le droit de s’organiser en raison du
Code de l’indigénat et du décret Régnier.
L’indépendance
des colonies avait été posée dès 1920 comme principe par
l’Internationale communiste, dont l’une des conditions d’adhésion
pour tout parti communiste était la reconnaissance du droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes.
L’objectif
de l’indépendance a pourtant été relégué au second plan
pendant toute une période, jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale… William Sportisse. Avec la montée du fascisme, les
communistes ont édulcoré leur mot d’ordre. Ils parlaient de
liberté, condamnaient le système colonial, mais la revendication de
l’indépendance avait disparu du discours. À l’époque, la
grosse colonisation terrienne était prête à se séparer de la
France et à créer un État ségrégationniste, comme l’Afrique du
Sud, et même à s’allier avec Hitler et Mussolini. En conséquence,
devant cette perspective, le PCA a édulcoré le mot d’ordre
d’indépendance. Mais ce n’était pas juste. Il aurait dû le
maintenir tout en se différenciant des séparatistes colonialistes
et lier l’indépendance à la lutte contre le fascisme. De son
côté, le mouvement nationaliste algérien a sous-estimé
l’importance de la lutte contre le fascisme. En 1946, le PCA fera
son autocritique sur toute cette période.
Dès
les premières années d’après-1945, la possibilité de devoir
mener une lutte armée prend corps dans le peuple algérien. Comment
cela se manifeste-t-il ?
William
Sportisse. Après 1945, je deviens responsable de la Jeunesse
communiste dans le Constantinois, puis dirigeant, dès sa création,
de l’Union de la jeunesse démocratique algérienne. Au sein de
l’organisation, on trouvait surtout des jeunes d’origine juive et
musulmane, et peu d’Européens, contrairement à Alger et à Oran,
où les jeunes d’origine européenne étaient plus nombreux. Le
1er Mai 1945, il y a eu une manifestation à Alger, puis il y eut
le 8 mai et le massacre de Sétif.
La
grosse colonisation, avec l’aide de l’administration coloniale, a
voulu écraser le mouvement de libération nationale. Mais, à partir
de là, le mouvement a pris de l’extension. Les communistes s’y
sont intégrés. Quand eurent lieu les premières arrestations dans
les milieux nationalistes, les communistes ont créé les comités
d’amnistie. Le mouvement pour l’amnistie, qui fut très fort en
Algérie et fut soutenu en France par tout le mouvement démocratique,
a permis la libération de centaines de militants nationalistes. Les
luttes de libération nationale qui se développaient dans le monde,
et notamment au Vietnam, ont encouragé le mouvement en Algérie. Les
dockers qui refusaient de charger le matériel en partance pour
l’Indochine témoignent de cette solidarité.
Les
Algériens n’auraient-ils pas préféré faire l’économie d’une
guerre ?
William
Sportisse. Les Algériens ont recherché pendant longtemps une issue
pacifique. Mais les gouvernements français se sont pliés aux
volontés de la grosse colonisation et ont toujours refusé de
discuter. Dès lors, le recours à la lutte armée s’est imposé.
Je me souviens être allé dans le sud du Constantinois, chez des
paysans, des planteurs de tabac. Dans un discours en langue arabe,
j’avais dit qu’il faut utiliser toutes les formes de luttes, y
compris « les formes supérieures de lutte », ce que les
militants avaient interprété fort justement comme une référence à
la lutte armée, pour laquelle, disaient-ils, ils étaient prêts.
J’étais
allé dans les Aurès rencontrer les jeunes communistes. Ils m’ont
accueilli en rang, chantant des chants patriotiques. Les paysans des
Aurès venaient aux meetings armés pour se défendre d’éventuelles
provocations de l’administration coloniale. Tout cela se passait
dans les années de l’immédiat après-guerre. Dès cette période,
il apparaissait que l’administration coloniale et les gouvernements
n’étaient pas prêts à céder. Ils ont négocié au Maroc et en
Tunisie, mais en Algérie, ils ont fait sept années de guerre.
Quel
poids pesait le Parti communiste algérien au moment où débute la
guerre d’Algérie ?
William
Sportisse. Le PCA, créé en 1936, arrivait en tête aux élections
dans certaines villes. Il y a eu des grèves ouvrières et les
communistes ont apporté une grande contribution à ces luttes.
Beaucoup de militants ouvriers nationalistes ont adhéré au PCA. Le
PCA travaillait parmi les ouvriers les plus exploités : les
mineurs, les dockers, les liégeurs. En même temps, il travaillait
chez les paysans pauvres et les ouvriers agricoles.
Les
contradictions entre les communistes et d’autres composantes du
mouvement
de libération étaient réelles. Ne les avez-vous pas
vécues ?
William
Sportisse. Les projets des communistes entraient en contradiction
avec ceux qui voulaient faire de l’Algérie un pays capitaliste. Je
me souviens d’un député nationaliste qui est venu à Constantine
en 1948. Au cours d’un meeting, il a dit : « Cela ne nous
intéresse pas de savoir quel sera le devenir de l’Algérie, si
elle sera capitaliste ou socialiste. Ce qui compte, c’est
l’indépendance. » Nous ne nous posions pas seulement le
problème de l’indépendance. Nous voulions construire une société
socialiste. Nous ne voulions pas passer de l’exploitation coloniale
à l’exploitation capitaliste. C’est une bataille idéologique.
Il y a eu des courants anticommunistes et aussi des courants qui se
rapprochaient de nous. Mais certains nous ont combattus jusqu’à
nous liquider physiquement, comme ils ont liquidé aussi des
nationalistes qui n’étaient pas d’accord avec leurs orientations
pro capitalistes. Si la contradiction principale pendant la guerre de
libération opposa le peuple opprimé au colonialisme, cela ne
signifiait pas que disparaissait la contradiction secondaire à
l’intérieur de ce mouvement sur l’orientation ultérieure du
pays une fois libéré.
Le
départ massif des Européens et des juifs d’Algérie aurait-il pu
être évité après l’indépendance ?
William
Sportisse. Le départ massif des juifs et des Européens est le
résultat de la politique de la terre brûlée des ultracolonialistes
de l’OAS. La minorité a cédé à la peur que lui a inculquée
la grosse colonisation terrienne. Le colonialisme avait commis
tellement de crimes que les Européens redoutaient une revanche. Elle
n’a pas eu lieu.
Ceux
qui sont restés ou qui sont venus en Algérie après l’indépendance
ont été bien accueillis. La situation a été maîtrisée par le
FLN pour éviter les représailles à la suite des exactions de
l’OAS. Il y a eu des répliques à l’OAS, mais elles furent peu
nombreuses.
Au
lendemain de l’indépendance, pourquoi le gouvernement a-t-il
dissous le Parti communiste ?
William
Sportisse. Pour certains nationalistes favorables à la voie
capitaliste, c’était tout à fait naturel. D’autres avaient peur
d’une influence très forte des communistes. Ils ont argumenté
ainsi : si nous laissons les communistes s’organiser, nous
serons obligés de laisser la bourgeoisie s’organiser également,
et nous risquons de ne pas avancer. C’était une idée fausse, car
la bourgeoisie était présente au sein du FLN et de
l’administration.
Pendant
la guerre de libération, nous avions envisagé une telle évolution.
Nous ne fûmes pas étonnés de cette pression exercée pour
dissoudre le PCA. Mais, au sortir d’une guerre de sept ans, il nous
était difficile de nous opposer frontalement. Tout en condamnant
cette décision et en maintenant notre parti dans la clandestinité,
nous avons travaillé à l’union des Algériens pour l’édification
du pays pour empêcher que le néocolonialisme ne prenne le relais du
colonialisme. Cette volonté de nous voir disparaître s’était
déjà manifestée pendant la guerre de libération. Nous avions déjà
refusé de nous dissoudre et de nous fondre dans le mouvement
nationaliste.
Nous
avions cependant accepté d’intégrer nos groupes armés dans
l’armée de libération nationale (ALN). Nous avons pris position
contre le coup d’État de 1965. Nous avons constitué avec des
militants de la gauche du FLN une organisation de la résistance.
J’étais à la direction, et c’est ainsi que j’ai été arrêté,
torturé. J’ai été jeté en prison pendant trois ans, puis
assigné à résidence à Tiaret jusqu’en 1975. Je suis retourné
ensuite à Alger pour travailler comme cadre financier dans une
société publique. En 1966, nous avions créé le Parti de
l’avant-garde socialiste (Pags) qui agit dans la clandestinité
jusqu’à sa légalisation, en 1989. Quant au journal historique des
communistes algérien, Alger républicain, il fut interdit en 1965.
Les
années 1990 furent marquées par une montée de l’islamisme en
Algérie, avec son cortège de terrorisme. Quelle est votre analyse
de ce phénomène islamiste qui continue de jouer un rôle important
dans le monde arabe ?
William
Sportisse. La montée de l’islamisme a correspondu avec la
disparition de l’Union soviétique. Que défendaient les dirigeants
islamistes ? Ils étaient pour le libéralisme. Certains étaient
liés à des courants de la bourgeoisie du commerce informel. Parmi
eux, il y avait d’anciens propriétaires fonciers touchés par la
réforme agraire, des gens qui s’étaient emparés de denrées de
première nécessité et du cheptel, qui avaient été soutenus par
le gouvernement et les revendaient dans les pays limitrophes (Tunisie
et Maroc) à des prix un peu plus élevés C’est ainsi qu’ils
construisirent leurs fortunes sur le dos de l’Algérie et des
pauvres gens. Leur priorité était de supprimer le monopole de
l’État sur le commerce extérieur et de récupérer les terres
remises aux paysans pauvres qui en étaient démunis par la réforme
agraire des années 1970. Cette conversion au libéralisme, on la
constate aujourd’hui en Tunisie avec Ennahdha et en Égypte avec
les Frères musulmans.
Enfant
du camp des oliviers.
Toute
la vie de William Sportisse est marquée par l’engagement.
Jeune juif du Maghreb, né à Constantine en 1923, tout le
rapproche des autres Algériens arabes et musulmans exploités
par la colonisation. Devenu communiste dès l’adolescence, il
connaîtra les rigueurs de la lutte clandestine contre le
fascisme, participera aux combats de la libération de la France,
avant
de s’engager avec le Parti communiste algérien
dans
la lutte pour l’indépendance de l’Algérie.
Son
rêve, une Algérie libre et socialiste, lui vaudra
la prison
et la torture après le coup d’État de 1965. Dans des
conditions difficiles, avec ses camarades,
il lutte pour une
orientation progressiste de son pays.
La montée de
l’islamisme et la décennie de plomb des années 1990 marquent
un coup d’arrêt au projet porté par la lutte d’indépendance.
Mais ce communiste algérien refuse de céder à la désespérance.
Son livre le Camp des Oliviers, écrit avec l’historien
Pierre-Jean Le Foll-Luciani, en est un passionnant témoignage.
|
Commentaires
Enregistrer un commentaire