France : Le débat politique est en décalage par rapport au danger qui s'annonce


Le matin brun qui vient

Pierre Guerlain*

Emmanuel Todd se dit certain, qu'étant donné la montée du niveau d'éducation en France, le Front National va plafonner. Il me semble, au contraire, que tout indique que le parti d'extrême droite va faire un bond spectaculaire aux élections municipales et aux européennes. Les sondages et résultats d'élection, comme dans l'Oise récemment, ne peuvent être considérés comme des aberrations. Les courbettes et tentatives de séduction de certains élus UMP vis à vis de Mme Le Pen sont un symptôme et une annonce du matin brun qui vient. Le FN bénéficie de sa situation marginale, il n'est pas associé aux décisions gouvernementales et est quasi-absent du parlement. Ceci lui permet de parler de déni de démocratie puisque, effectivement, ses électeurs ne sont pas représentés.

Ce parti a adopté une rhétorique tout à fait nouvelle en ce qui concerne l'économie : de néolibéral son programme économique semble être devenu gauchiste. Il m'est arrivé de lire un article de Joseph Stiglitz puis un article sur les propositions économiques du FN et j'y ai vu des convergences, tout au moins à un niveau superficiel.


Néanmoins, la xénophobie reste le ciment qui relie les propositions disparates de ce parti plus brun que bleu. Sur l'Europe, certaines critiques du FN ressemblent à celle de la gauche de la gauche, notamment sur le déficit démocratique et l'influence des lobbys néolibéraux à Bruxelles. Mais le FN prône un repli franchouillard sur la France, coupée du monde et sortie de l'Europe alors que la gauche veut une Europe plus keynésienne, plus sociale, plus écologique et plus solidaire. La ressemblance rhétorique partielle est trompeuse et ce qui fait la différence est précisément la xénophobie. Le "chacun chez soi et les autres dehors" du FN n'est pas du tout sur la même longueur d'ondes que "changeons l'Europe néolibérale" de la gauche de la gauche.


Au fur et à mesure que la France s'enfonce dans la crise, les rhétoriques chauvines, xénophobes ou racistes gagnent en popularité. La Grèce suit un cheminement semblable mais dans un contexte plus dégradé qu'en France. La xénophobie du FN se nourrit de la montée des discours extrémistes chez les islamistes radicaux, qui eux se nourrissent du rejet raciste visant les populations arabes. Islamiste radical et franchouillardise extrême sont dans une complémentarité oppositionnelle parfaite. Le racisme anti-arabe assimile tous les Arabes ou tous les musulmans à des terroristes, comme les manifestations d'extrême droite en Grande-Bretagne faisant suite au meurtre d'un soldat l'ont montré. La situation française est, sur ce plan, proche de la britannique.


Les islamistes radicaux, souvent financés par les pays amis et alliés de la France que sont l'Arabie saoudite et le Qatar, pratiquent la même réduction de l'islam à leurs théories. Certains individus, peut-être perturbés et désocialisés comme Merah, radicalisent encore ces discours pour des raisons personnelles. Le FN et les islamistes radicaux sont d'apparents ennemis mais ils partagent une prédilection pour la caricature de tout un groupe. Les Arabes ou musulmans ne correspondent pas, dans leur immense majorité, au portrait qu'en font les extrémistes de deux bords. Ces deux mouvements ne sont pas dans la même dynamique électorale, le FN peut faire une percée électorale, ce qui n'est pas le cas des islamistes radicaux, heureusement fort minoritaires. Comme autrefois le sentiment d'insécurité a pu être exploité politiquement, aujourd'hui dans un contexte de pauvreté et donc de montée du racisme, l'islamisme radical sert de booster au parti d'extrême droite.


Le débat politique français est en décalage par rapport au danger qui s'annonce : la droite cible la gauche de gouvernement comme au temps du gouvernement Jospin et celle-ci ne semble pas trouver autre chose que l'incantation ou la moquerie pour lutter contre le discours du FN. Si le niveau discursif n'est pas négligeable, il n'en reste pas moins qu'il est assez inefficace pour arrêter la vague xénophobe. Trop souvent la dénonciation du FN est une posture qui consiste surtout à se donner bonne conscience. Les phénomènes structurels qui favorisent la diffusion de l'ostracisme comptent bien plus que les envolées lyriques aussi justifiées soient-elles sur le fond. Parmi ces phénomènes, il y a, bien sûr, l'absence d'une vraie politique de logements en ville, la préférence austéritaire au niveau national et européen, l'abandon des solutions keynésiennes en économie, le choix de chocs de compétitivité plutôt que de chocs sociaux, l'absence de représentation politique pour les groupes situés à la gauche du PS et à la droite de l'UMP.


Bien qu'ayant voté Hollande au 2e tour, je ne fais pas partie des déçus du hollandisme car je m'attendais à ce qui se passe en ce moment : grosse différence avec Sarkozy sur le fonctionnement de la justice et cafouillages incertains dans de nombreux autres domaines. Il est vrai que gouverner c'est cafouiller dans toutes les démocraties et il est clair qu'un président Copé ou Fillon ne ferait pas mieux et que, sur certains plans, on retrouverait les turpitudes sarkozistes. L'impopularité de Hollande, qui, bien que fort peu de gauche, reste un démocrate, favorise l'arrivée du matin brun.


Les débats sur l'économie et sur l'Europe sont trop souvent déconnectés du social et pourtant ils ont une incidence sur le quotidien des peuples. La misère qui monte charrie avec elle le danger du retour des nationalismes frileux, chauvins et xénophobes. Ce danger existe partout en Europe ; la Hongrie et la Grèce sont déjà aux prises avec des mouvements totalitaires qui surfent sur la xénophobie. En France, le FN est un parti structuré qui a compris, comme ses homologues des années 30, que l'on pouvait mêler xénophobie et revendications économiques dans une compote incohérente mais qui peut mobiliser dans un contexte de misère. L'islamisme radical lui fait de la pub, les républicains devraient le contourner par la gauche et lutter pour une Europe sociale et solidaire.

*Pierre Guerlain
Professeur de civilisation américaine
a l'Université Paris Ouest Nanterre


Commentaires

  1. Bonne argumentation aussi bien pour démontrer la menace qui grandit que les remèdes à y apporter.
    Il faut véritablement organiser une lutte unitaire "pour une Europe sociale et solidaire".

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  2. Concernant la thèse de Todd qui suppose que la montée du niveau d'éducation fera plafonner le Front National, je n'y crois pas du tout. L'extrémisme de droite (tout comme la droite d'ailleurs) a pour socle un complexe de supériorité qui justifie les privilèges.

    L'éducation n'a pas la moindre prise sur ce complexe, bien au contraire, le "sachant" se crois bien souvent méritant et se situe au dessus de la mêlée. Pour preuve le nombre d'intellectuels de haut niveau qui ont adhéré au nazisme.

    La montée du niveau d'éducation n'endiguera que le fascisme primaire mais pas l'autre, beaucoup plus dangereux.

    Richard

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