Les Femen, un féminisme de type néocolonial
Je veux montrer que la volonté des Femen d'universaliser leur type de féminisme confère un caractère néocolonial à leur militantisme et à leur organisation.
Par
Sara Salem
(Doctorante
à l'Institut
des sciences sociales
des Pays-Bas)
Groupe
féministe basé en Ukraine, une république ex-soviétique, les
Femen se sont fait connaître depuis quelques années par des actions
provocatrices de grande ampleur et une stratégie systématique de
confrontation.
L'une
de leurs pratiques emblématiques consiste à manifester seins nus
afin d'affirmer que leur corps n'est pas un instrument au service
d'une société patriarcale, mais qu'il leur appartient. Le corps des
femmes étant instrumentalisé en permanence par les hommes et les
médias, leurs manifestations sont une façon de se réapproprier le
corps féminin comme symbole de résistance contre la société
patriarcale. Se dénuder est donc un moyen par lequel les femmes
peuvent "récupérer leur corps" dans le combat d'ensemble
contre un système patriarcal.
Certains
milieux féministes approuvent cette logique, mais je n'entends pas
discuter ici des tactiques féministes. Je veux montrer que la
volonté des Femen d'universaliser leur type de féminisme confère
un caractère néocolonial à leur militantisme et à leur
organisation. La question de l'universalisation du féminisme n'est
pas nouvelle. La première vague féministe en Europe et aux
Etats-Unis a été confrontée au même problème : les femmes
fondaient leur féminisme sur leur propre expérience et entendaient
le faire adopter par les femmes du monde entier, lesquelles vivaient
pourtant des expériences totalement différentes.
Elles
ignoraient également le fait que leur propre existence affectait
celle des femmes vivant dans d'autres pays et sur d'autres
continents. Beaucoup de féministes de la première heure, par
exemple, étaient incapables de voir comment l'impérialisme et le
colonialisme de leurs gouvernements ruinaient la vie des femmes
vivant dans d'autres parties du monde. En fait, de nombreuses
féministes occidentales prirent une part active au processus
colonial en voulant "civiliser" et "moderniser"
les femmes des pays arabes et africains. Pour elles, le féminisme
signifiait que ces femmes arabes et africaines devaient devenir comme
elles.
LE
CONCEPT D'INTERSECTIONNALITÉ
Ce
type de féminisme a suscité en contrecoup une réaction,
principalement de la part de féministes postcoloniales issues des
pays en voie de décolonisation, de féministes afro-américaines et
latino-américaines aux Etats-Unis, et de certaines féministes
européennes et américaines de la deuxième vague. Ces femmes
affirmèrent que le féminisme était une affaire complexe qui devait
représenter les vies et les points de vue divers des femmes du monde
entier.
Elles
introduisirent également le concept d'intersectionnalité : l'idée
selon laquelle les femmes ne se définissent pas seulement par le
genre, mais aussi par des identités telles que la race, la
nationalité, la sexualité, etc. Ce qui signifiait que le féminisme
devait prendre en compte la multiplicité des identités et la façon
dont elles interagissent.
Quoique
apparues après ce mouvement de réaction, les Femen semblent renouer
avec les tendances de la première vague du féminisme. Une grande
partie de leurs interventions ont pour objectif les femmes musulmanes
qu'elles entendent "libérer" et "sauver" des
hommes musulmans, de la culture musulmane et de l'islam en général.
Lors d'une de leurs manifestations au pied de la tour Eiffel, elles
sont apparues en burqa, puis se sont déshabillées afin d'attirer
l'attention sur le fait que la burqa est un symbole d'oppression.
Une
autre fois, elles ont décidé de traverser seins nus un quartier
urbain français majoritairement musulman afin de convaincre les
femmes musulmanes de renoncer à leur voile. Il est évident qu'aux
yeux des Femen, la libération a une signification très précise :
elle consiste à se libérer de la religion, de la culture et des
codes vestimentaires oppressifs. Selon
ce point de vue, plus vous êtes habillée, plus vous êtes opprimée.
Ce n'est que dans ce contexte que le fait de se dénuder peut être
considéré comme un processus émancipateur. Or ce genre de logique
lie la libération des femmes à leur corps et à la façon dont
elles s'habillent, ce qui est extrêmement problématique. Qui décide
que tel ou tel vêtement féminin est oppressif ou non ?
Tout
aussi problématique est l'idée selon laquelle toutes les femmes qui
portent le voile ou la burqa sont opprimées et doivent être
libérées. Ces convictions trahissent une certaine conception
eurocentriste du monde qui ne peut être généralisée au niveau
universel.
Mon
point de vue en tant que féministe est que les femmes doivent avoir
le choix. Ce choix dépend essentiellement de l'environnement
socioculturel, économique et politique dans lequel elles vivent, et
ne peut en aucun cas être dicté de l'extérieur. Les récentes
interventions des Femen en Tunisie montrent à quel point elles sont
déconnectées de la réalité des contextes proche-oriental et
nord-africain. Au lieu de favoriser la prise de conscience des
problèmes de genre, elles suscitent l'hostilité d'une société qui
ne les voit que comme des étrangères cherchant à imposer leur
conception des femmes, dans le droit-fil du processus colonial
d'autrefois.
Le
Proche-Orient et l'Afrique du Nord ont vu naître un large éventail
de mouvements, de projets et d'actions féministes ou consacrés aux
questions de genre. Si l'objectif des Femen est d'agir en solidarité
avec les femmes du monde entier, alors elles devraient commencer par
prendre contact avec ces groupes autochtones et leur demander de
quelle façon elles peuvent apporter leur aide.
Les politiques de solidarité dans un monde postcolonial marqué par
le déséquilibre des pouvoirs sont des processus difficiles, mais
elles ne conduiront nulle part si des groupes comme les Femen
continuent à vouloir imposer leur point de vue et à affirmer que
"leur" féminisme est le "bon" féminisme.
Les
femmes noires se battent depuis longtemps pour faire admettre que le
féminisme ne peut les aider que s'il se diversifie et ne s'inspire
pas uniquement de l'expérience des femmes blanches euro-américaines
hétérosexuelles de la classe moyenne. Il est regrettable que la
couverture médiatique dont bénéficient les Femen contrecarre les
avancées réalisées en ce domaine.
En
outre, le climat mondial actuel dans lequel les musulmans sont déjà
considérés comme posant problème aggrave considérablement la
situation. Toutefois, les critiques qui ont été formulées contre
les Femen constituent un signe positif, d'autant qu'elles ont été
formulées aussi bien par des féministes euro-américaines que par
des féministes des pays du Sud.
Le
point central de beaucoup de ces critiques est que les féministes
doivent veiller à ne pas tracer de nouvelles lignes d'exclusion.
Elles doivent aussi accepter le fait que le féminisme ne l'emportera
que s'il accueille une pluralité de voix.
Traduit
de l'anglais par Gilles Berton
Les
Femen sont un groupe contestataire féministe, fondé à Kiev
(Ukraine), en 2008, par Anna Hutsol, son actuelle présidente,
Alexandra Chevchtchenko et Oksana Chatchko.
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