Grâce au Qatar, les courants jihadistes vont bientôt menacer toute l’Afrique.
Ces troupes radicales obéissent à leurs maîtres qui, eux, obéissent à l’argent et aux États-Unis.
Dans
cet entretien, le journaliste écrivain français Jacques-Marie
Bourget, coauteur d’un ouvrage paru récemment aux éditions
Fayard, Le Vilain Petit Qatar — Cet ami qui nous veut du mal,
évoque pour les lecteurs les velléités belliqueuses de l’émirat
du Qatar à l’endroit de l’Algérie. Et pas seulement.
Liberté
: À peine sorti, votre livre est déjà un succès de librairie. En
moins d’un mois, il a été réimprimé par trois fois. Par quoi
expliquez-vous ce succès ?
Jacques-Marie
Bourget : Il est vrai que cet ouvrage contient de nombreuses
révélations, d’où son succès par ces temps difficiles pour
l’édition en France. Je pense que cette réussite provient aussi
de notre travail et de notre indépendance. Pendant près d’un an,
nous avons enquêté, Nicolas Beau et moi, dans des conditions
difficiles mais sans jamais nous laisser abattre. Cette attitude nous
a conduits à passer au crible toute la politique du Qatar, donc à
faire des révélations. Si notre livre apparaît, pour certains,
comme une “bombe” éditoriale, nous devons cet effet à toutes
ces années où, en France, tout ce qui a été écrit sur le Qatar
était plus ou moins guidé par les sponsors de Doha où tous les
journalistes, universitaires et écrivains qui publient sur le Qatar
ont été régulièrement invités.
Bien sûr que tous ces hommes et
femmes qui se rendent à Doha n’y vont pas pour la qualité de
l’air puisque ce pays est le plus pollué du monde. Il est bien
évident que le Niger ou le Mali, des États d’une extrême
pauvreté, ne présentent aucun attrait pour tous ces journalistes,
ces chercheurs et ces élus. Au mieux, on y va au Qatar pour faire la
quête pour une cause quelconque comme sa ville ou son département
et au pire, pour sa propre poche…
Plusieurs
livres sont parus récemment sur le Qatar, mais n’ont pas connu un
tel succès. Qu’avez-vous apporté de plus ?
Nous
observons dans ce livre la main basse du Qatar sur l’islam des
banlieues de France, sur le Sahel et l’Afrique de l’Ouest, le
pillage des terres des pays pauvres, l’exploitation de plus d’un
million de travailleurs immigrés traités en esclaves au Qatar. Nous
décortiquons l’évolution de la chaîne qatarie Al-Jazeera qui est
passée d’un média soucieux de la vérité à une télévision de
propagande, faisant la promotion notamment des Frères musulmans.
Enfin, nous réalisons une radioscopie des “printemps arabes” qui
permet de voir le rôle du Qatar pour changer le régime de la
Tunisie, puis de l’Égypte et, enfin, de la Syrie, à coups de
millions de dollars et de propagande. Pour la Libye, c’est
différent, l’opération anti-Kadhafi était d’abord une sorte de
hold-up destiné à prendre le contrôle des 165 milliards de dollars
du “Guide”. Le tout avec l’aide de la France de Sarkozy. Nous
rappelons également les liens indéfectibles qui existent entre Doha
et Israël depuis 1995...
Le
succès de votre livre a trait surtout à vos révélations sur les
relations entre le personnel politique français et l’émirat au
Qatar. À quand remonte, selon vous, cette idylle ?
À
la mort de son grand ami Rafic Hariri, Jacques Chirac, alors
président de la République, a, le premier, tissé un lien fort avec
Doha. La “love story” a atteint son sommet avec Sarkozy où,
cette fois, c’est l’émir du Qatar qui dictait la “politique
arabe” de la France.
Avec
des achats de plus en plus emblématiques et même une intrusion dans
les banlieues françaises, certaines voix commencent à critiquer en
France l'influence économique et politique grandissante du Qatar.
Qu'en pensez-vous ?
Acheter
le PSG et des joueurs à prix d’or, c’est faire rallier les
banlieues à la cause du Qatar. En France, la communauté musulmane
est la plus forte d’Europe. Conquérir ces musulmans-là, c’est
prendre une partie du pouvoir sur la France. Par le biais de ses
imams, le Qatar avait déjà fait approuver la guerre de Bush contre
l’Irak. Nous constatons en France, ces derniers temps, une prise de
conscience du danger que représente cette conquête silencieuse.
Jean-Marc Ayrault, le Premier ministre, a déjà dit : “Moi, le
Qatar, je réfléchirais avant d’y aller.” Nous savons que
François Hollande, après un premier élan vers Doha, a ouvert
les yeux sur les rapports des services secrets, et qu’il est
maintenant sur le recul. Le
problème n’est pas que Doha achète les Champs Élysées, mais
qu’il sème le chaos là où il passe…
La
diplomatie qatarie se pose souvent en donneuse de leçons en matière
de droits de l'Homme, de bonne gouvernance et de démocratie. Sa
chaîne de télévision Al-Jazeera n'est pas en reste. Doit-on
considérer cet émirat comme un modèle ?
Absolument
pas ! Le Qatar est une dictature classée 136e au rang mondial des
démocraties. Il y règne, là-bas, une foi sans loi qui a permis de
condamner le poète Mohamed Al-Ajami à 15 ans de prison ! Sur le
plan financier, il n’y a aucune différence entre les caisses de
l’émir et celles de l’État : tout l’argent du gaz va dans la
poche du tyran et de sa famille. Quant aux ouvriers, ils sont traités
comme des esclaves. C’est l’argent et rien d’autre qui explique
“l’explosion” du Qatar, micro-pays que ses amis en France
maquillent en “pays démocratique”. Le vrai scandale, c’est que
depuis plus de dix ans, les médias occidentaux nous présentent
cette dictature comme un État “éclairé”, “un modèle pour
les autres pays arabes”, etc.
Quelle
est, aujourd'hui, l'emprise réelle du Qatar sur la vie politique
interne de pays ayant connu ce que certains s'autorisent à appeler
“Printemps arabe” (Libye, Tunisie, Égypte, Syrie) ?
En
Tunisie, le Qatar, même devenu impopulaire, est chez lui. Mieux
encore, Doha achète toutes les richesses du pays. En Égypte, le
Qatar est contraint d’assurer le “service après-vente”,
c'est-à-dire de financer une économie déjà très fragile mais
détruite par le “printemps”, comme le tourisme en l'occurrence.
Ainsi, les “Frères” ne font que distribuer l’argent de Doha.
La Libye ? Cet ancien État n’est plus un pays mais une série de
zones d’influence tribales et mafieuses où le Qatar, sauf à
Benghazi, a un peu perdu la main. En Syrie, Doha a investi plus de 3
milliards de dollars dans le jihad. Son but est d’imposer un “arc
sunnite”, avec la Turquie en support, contre le chiisme d’Iran,
celui des alaouites et du Hezbollah, tous très hostiles à Israël…
Et
au Sahel ? Le Qatar a-t-il, d’après vous, des liens avec les
jihadistes ?
Dans
notre livre, nous établissons clairement les liens entre certains
jihadistes au Mali et le Qatar. Le Croissant-Rouge qatari est allé
faire le supplétif charitable du Mujao à Gao. Des avions qataris se
sont même posés sur l’aéroport de cette ville. Au Niger, la
distribution financière aux radicaux se fait par le biais d’appels
d’offres bidon. Par le biais de “Qatar Charity”, le wahhabisme
a déjà conquis l’Afrique de l’Ouest jusqu’à Saint-Louis
du Sénégal. Puisque le Qatar est entré dans la francophonie par
effraction, il va bientôt, en Afrique, lancer l’apprentissage du
français par le Coran. Le “jihadisme” est un moyen moins coûteux
que de mener une guerre classique pour dominer un pays et, pourquoi
pas, un continent. Grâce au Qatar, les courants jihadistes vont
bientôt menacer toute l’Afrique. Ces troupes radicales obéissent
à leurs maîtres qui, eux, obéissent à l’argent et aux
États-Unis.
Parle-t-on
de l’Algérie dans votre livre ?
Nous
y décrivons une tentative de déstabilisation de l’Algérie, au
début du “printemps”, lorsqu’ Al-Jazeera, pressée de montrer
une insurrection dans votre pays, avait enregistré des images de
fausses émeutes tournées au Maroc. La chaîne qatarie voulait,
ainsi, faire croire aux téléspectateurs que ces scènes se
déroulaient en Algérie. Cette tentative de manipulation avait été
précédée par la remise de 500 portables offerts à de jeunes
Algériens pour enregistrer, le cas échéant, de vraies émeutes.
Déstabiliser l’Algérie est le grand rêve du Qatar et de ses
amis. Votre pays a du gaz, du pétrole, des richesses qui excitent
leurs rêves de conquête. Mais je pense qu’avec les années de
tragédie vécues par le peuple algérien, le retour du colonialisme
ou encore des islamistes dans les wagons du Qatar n’est pas pour
demain…
Vous
savez, l’émir du Qatar vient régulièrement en visite d’amitié
à Alger. Est-ce de la “realpolitik” ?
Non,
je ne crois pas que ce soit le cas ! Le double jeu est l’élément
majeur de la politique étrangère du Qatar. L’émir peut venir
visiter l’Algérie avec des promesses de coopération et même des
déclarations d’amitié mais, en parallèle, il entretient aussi
Abassi Madani et il finance une chaîne de télévision hostile à
l’Algérie et diffusant à partir de Londres. Ce double
discours est la caractéristique de la “diplomatie” de l’émir
du Qatar. Il rend visite au Hamas mais il ouvre également ses portes
à Tzipi Livny et à tous les responsables israéliens. Il ouvre un
bureau pour les talibans à Doha à quelques pas seulement des pistes
de décollage d’où les avions américains s’en vont bombarder
l’Afghanistan. Les exemples de son “hypocrisie” sont nombreux.
Comment
lui est venue cette idée saugrenue de vouloir prendre, à tout prix,
de l'ascendant et exercer de l'influence sur l'ensemble du monde
arabe, voire au-delà ? D'où vient ce désir de puissance et de
leadership ?
En
tout cas, sa volonté de puissance est inversement proportionnelle à
la petitesse du pays. Le Qatar doit être sûrement frappé de
complexe par l’étendue de l’Algérie, le plus grand pays
d’Afrique et du monde arabe. Il ne faut pas oublier aussi le
messianisme de l’émir, wahhabite convaincu qu'il est à la fois le
Lyautey et le cardinal Lavigerie des conquêtes coloniales
françaises. En réalité, le désir de puissance du Qatar
n’existe que parce qu’il est dicté par les États-Unis qui sont
le seul maître. La tentative des néoconservateurs US de
“redessiner” par la force le monde musulman de Kaboul à Rabat
ayant échoué en Irak, leurs penseurs ont mis en œuvre à partir de
Washington une stratégie beaucoup plus subtile. On pousse à la
révolte des peuples qui ont de multiples raisons, justifiées,
d’être en colère. Puis, les jeunes révoltés quittent les écrans
de télé pour descendre dans la rue et occuper les places. Et si
l’armée en vient à laisser faire, le Qatar lance alors sa force
de frappe, les islamistes. Gagner les élections sera, pour eux,
ensuite un jeu d’enfant. Et voilà le monde arabe “redessiné”
en douceur, avec un faible coût en dollars et en vies humaines.
Pourquoi
le choix porté sur les islamistes ?
Parce
qu’ils sont la seule force politique organisée, soutenue depuis
toujours par l’Amérique. Par ailleurs, Washington ne veut
toujours pas analyser les conséquences de son flirt avec Ben Laden.
Dans cette région du monde, les Américains préfèrent toujours
traiter avec un gouvernement religieux qu’un autre, laïc. Le
dollar n’est-il pas frappé d’une maxime : “In God, we trust”
(en Dieu, nous croyons). D’une manière générale, un Américain
comprendra toujours mieux un religieux. Historiquement, les
États-Unis ont toujours tout mis en œuvre, de Mossadegh à Saddam
Hussein en passant par Nasser, pour avoir la peau des leaders laïcs
du Moyen-Orient.
Jacques-Marie
Bourget
Né
le 5 juillet 1943 en Maine-et-Loire, en France, Jacques-Marie Bourget
est un spécialiste du Moyen-Orient. Il a travaillé comme grand
reporter pour les titres les plus connus de la presse française. En
1986, il a obtenu le prix “Scoop” pour avoir révélé “l’affaire
Greenpeace”. Correspondant de guerre, il a couvert de nombreuses
zones de conflits. Le 21 octobre 2000, à Ramallah, en Cisjordanie,
il est grièvement blessé par une balle tirée dans le poumon par un
sniper de l'armée israélienne. Son évacuation vers la France,
empêchée par Tsahal, a nécessité alors l’intervention directe
du président français, Jacques Chirac, auprès du Premier ministre
israélien, Ehud Barak. L’épouse de Jacques-Marie Bourget,
d’origine algérienne, est la fille d’un chahid exécuté par
l’armée française en 1956.
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