Malaise au Vatican


« François multiplie les interviews choc, suscitant la perplexité sur sa stratégie de communication. Se pose le problème des différents statuts de sa parole, et notamment lorsque la parole intime se trouve élevée à l'état de parole officielle.

Le Père Federico Lombardi en a vu d'autres. Mais, ce mardi 2 octobre, à la salle de presse du Vatican, il avait du mal à cacher son embarras devant les questions des journalistes, au lendemain de l'interview du pape par le journaliste Eugenio Scalfari dans la Repubblica. Un embarras, voir un malaise, qui est partagé par nombre de témoins que j'ai pu rencontrer au fil de deux journées et demie, au Vatican et ailleurs dans Rome, alors que se déroulait la première rencontre du G8, le « Conseil des Cardinaux » destiné à réformer la gouvernance de l'Eglise.

Une interrogation sur le contenu
L'interview est parue onze jours après la publication de l'interview du pape dans la Civilta Cattolica, au propos très fort, dans lequel le pape s'en prenait aux catholiques rigides d'un point de vue dogmatique, repliés sur des formes du passé, attachés à une vision monolithique, à une Eglise du « laboratoire ». Une véritable charge dans laquelle certains ont pu lire un désaveu du pontificat précédent, à travers différentes « touches » (notamment l'évocation du Vetus Ordo en matière liturgique, avec un ton un peu condescendant, donne l'impression que François désavoue Benoît), et donc une réhabilitation d'un catholicisme de nature progressiste, selon une lecture « politique », toujours difficile à écarter.

L'interview de Scalfari, si rapprochée dans le temps, renforce l'ambiance de l'interview « des jésuites », notamment avec la dénonciation virulente du cléricalisme et de l'esprit de cour, du narcissisme de certains puissants de l'Eglise. Elle peut donner l'impression que le pape en fait trop, alors même que l'interview précédent n'a pas été encore totalement assimilée, et que la lettre à Scalfari est récente... puisqu'elle date du 11 septembre.

De plus, François, à la demande de son interlocuteur athée, revient sur la question de la vérité du bien et du mal. Dans sa lettre à Scalfari, François faisait preuve d'une stupéfiante ouverture face à la question de l'obéissance à sa conscience, en expliquant que « Le péché, même pour celui qui n’a pas la foi, c’est d’aller contre sa conscience. Écouter et obéir à celle-ci signifie, en effet, se décider face à ce qui est perçu comme bien ou comme mal. Et c’est sur cette décision que se joue la nature bonne ou mauvaise de nos actions ».

Devant Scalfari en personne, qui voulait s'assurer de ce qu'il pensait, le pape a enfoncé le clou : « Tout être humain possède sa propre vision du bien, mais aussi du mal. Notre tâche est de l'inciter à suivre la voie tracée par ce qu'il estime être le bien. (…) Chacun a sa propre conception du bien et du mal et chacun doit choisir le bien et combattre le mal selon l'idée qu'il s'en fait. Il suffirait de cela pour vivre dans un monde meilleur."

De telles paroles pourraient faire conclure à une vision relativiste, ou du moins opposée à celle promue par les deux papes, Jean Paul II et surtout Benoît XVI, qui a dénoncé le relativisme.


Le problème déontogique

La dimension polémique des paroles du pape, sa dénonciation de certaines réalités – même si les deux tiers de la conversation avec Scalfari ne sont pas de nature polémique – ont conduit les journalistes à poser des questions de nature technique sur cet interview. Très embarrassé, le père Lombardi a expliqué, par petites touches, que le texte n'a pas été relu par le pape – au contraire de l'interview de la Civilta Cattolica (et des revues jésuites). L'interview s'est fait « à la confiance », aucun témoin n'y a assisté, et on ne sait pas exactement s'il existe un enregistrement. De plus, le Père Lombardi s'est montré incapable d'expliquer la logique d'une publication de l'interview de Scalfari si rapidement après l'interview donné aux revues jésuites. Le pape, en effet, a pris sur lui l'initiative d'inviter Scalfari à venir le rencontrer, sans demander son avis à quiconque. Et pas à Lombardi, apparemment...

La question récurrente dans la salle de presse était de savoir si les propos du pape ont été prononcés tels quels ? La question n'est pas vaine de la part de journalistes dont c'est le métier de faire des interviews, et qui savent qu'une bonne « ITV » n'est pas la pure et simple retranscription d'un échange, mais le fruit d'un travail de type éditorial.

C'est pour cela que l'on fait relire le texte final à l'intéressé, pour être sûr de ne pas trahir sa pensée, voire lui permettre de revenir sur certains mots qui « passent » à l'oral mais revêtent à l'écrit une dimension plus solennelle, et peuvent avoir un impact disproportionné. Voire aussi parce que des propos échangés dans l'intimité d'une conversation n'ont pas forcément à être publiés sur la place publique, ou bien sous une forme plus atténuée, moins polémique.

En tout état de cause, on sait donc que le pape n'a pas eu l'occasion de relire, crayon en main, son interview choc à Scalfari, et donc de préciser sa pensée. Mais le Père Lombardi a assuré que le pape n'avait pas sourcillé face au texte paru. De plus, le quotidien du Saint Siège, l'Osservatore Romano, a repris le texte dans ses pages, ce qui vaut pour validation implicite. Mais l'on s'interroge tout de même : le propos du pape, parce qu'il est pape, peut-il être traité "à la confiance", alors que les enjeux sont si importants. On retrouve ici les enjeux que j'ai exposés sur les risques encourus lorsque le pape court-circuite les médiations institutionnelles, qui sont garantes d'une communication sereine et sans controverse possible.

Le statut de la parole du pape

Devant les journalistes de la salle de presse du Vatican, le Père Lombardi a expliqué qu'il existe des niveaux différents d'expression de la parole du pape. Une encyclique n'a pas même valeur qu'une conversation au téléphone ou en tête à tête. Ce qui est évident... Or la planète médiatique, elle, ne fait aucunement la différence entre ces différents niveaux de parole. Le problème ici est que le pape ne semble pas être conscient que les medias mettent tout sur le même niveau. François s'était déjà laissé aller à des confidences sur le lobby gay du Vatican face à des religieux sudaméricains qui se sont retrouvées sur le web, suscitant une tempête sur internet.

Un prêtre français rencontré à Rome, m'a donné son éclairage, et notamment sur l'impression que le pape donne d'être trop accommodant face à ses interlocuteurs (voir mon blog sur le pape est il démago ?) ou relativiste sur la question du Bien et du Mal (si tant est que nos choix se fassent entre le bien et le mal, c'est plus souvent entre deux maux !) « En tant que prêtres, nous sommes obligés de nous adapter à notre interlocuteur. Il est fort possible que face à un athée, je sois obligé de sortir de mes lignes pour aller chercher mon interlocuteur là où il en est, quitte à en rabattre sur un certain purisme, quitte à prendre des distances avec ce que je prêche habituellement en chaire, quitte à me montrer un peu laxiste, bien sûr. Car l'important est de rencontrer cette personne. C'est toute la question de la casuistique. En bon jésuite, François va très loin pour chercher la brebis perdue, si je puis dire, dans le cas de Scalfari. Il a raison de relativiser un peu la vérité au profit de la miséricorde. Le problème ici est que cette « casuistique » est rendue publique, et qu'elle revête le statut d'une parole officielle de l'Eglise par le biais des médias, alors qu'elle aurait dû rester entre Scalfari et le pape, comme la parole que l'on échange au confessionnal. Au confessionnal, un prêtre n'a pas la même posture face à un athée en questionnement et un catholique pratiquant déjà très engagé dans la foi. Il sera plus cool avec le premier, plus exigeant avec le second. C'est logique »

En quelque sorte, cet épisode et ce malaise posent une question sur la façon dont, à l'avenir, le Vatican doit gérer cette façon qu'a le pape de permettre que soient rendues publiques ses conversations privées, c'est à dire que sa casuistique apparaisse, sur la place publique, comme LE Magistère. On a déjà eu le problème avec les retranscriptions de ses conversations téléphoniques... Cette confusion risque de susciter une forte perplexité car le catholique est fondé à y voir une sorte de contradiction, soit avec d'autres paroles plus « réacs » de Bergoglio-François, soit avec Ratzinger. La chose est d'autant plus risquée que le pape émérite est encore vivant et que certains pourraient être tentés d'entonner l'air du « Rendez nous Benoit XVI !». Rien ne serait plus périlleux qu'une forme de schisme larvé entre deux sensibilités, l'une nostalgique du pape émérite, l'autre enthousiaste du nouveau pape. Pour l'instant, il manque à certains le logiciel qui nous permettrait de comprendre la volonté profonde du pape quand il en fait des tonnes et semble se distancier de son prédécesseur.

D'autres observateurs ont trouvé le logiciel. Ils soulignent au contraire que le pape, qui est très « politique » (=stratégique), sait très bien ce qu'il fait avec son plan média apparemment erratique, quitte à créer l'émoi chez certaines de ses troupes... La multiplication des interviews et autres coups de fil correspondrait à une très forte volonté chez François de se garantir un très fort capital de confiance et de sympathie auprès de la presse profane italienne avant de réellement passer à l'attaque pour faire le grand ménage : il est question que le pape frappe très fort au niveau de la Curie, « coupe » des têtes sans faire de sentiments, et démantèle au passage le lobby gay (paraît-il très nocif en raison des menaces de chantage qui peuvent faire s'effondrer le système). Les adversaires en interne de ce grand coup de nettoyage pourraient se déchaîner à travers la révélation des scandales, de façon à déstabiliser son entreprise. Pour se faire, le pape a besoin d'un très fort soutien médiatique pour limiter les dégâts, d'une Francescomania à toute épreuve, afin de réussir son opération « mains propres ». C'est ce qui expliquerait que ce jésuite fasse sa casuistique au grand jour, et non pas dans le secret d'un parloir, quitte à décontenancer les cathos classiques. Ceux-ci au fond, n'auraient guère de soucis à se faire, parce que le pape n'a guère l'intention de mener une politique ultra progressiste, et, même si sa rhétorique le laisse imaginer, il sera très fidèle à Benoît XVI sur le fond des choses. Qui vivra verra.


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