Comment les langues du peuple ont été rendues illégitimes
Marie-Jeanne
Verny, enseignante à l’université de Montpellier,
réseau
Langues et cultures de France
En
juin 1794, on ne parle exclusivement le français que dans 15
départements, sur 83. Il a donc fallu une volonté politique
implacable pour l’imposer dans toute la France. Mais en éradiquant
quasiment l’usage des langues régionales, c’est une part du
patrimoine culturel qui a été effacée.
Faire
comme si deux langues ne pouvaient pas cohabiter a constitué le
fondement de la politique linguistique en France depuis la
Révolution. L’Ancien Régime refusant l’accès des classes
subalternes à l’instruction au motif que cela créerait des
déclassés et mettrait en péril l’ordre social, l’acquisition
du français – celui des élites – devint une sorte de bastille à
prendre, de sésame pour avoir droit à la parole.
La
Révolution de 1789 est une révolution bourgeoise, et les
républiques qui l’ont suivie le sont tout autant. Ainsi, c’est
la multiplication, dans le Sud-Ouest, au printemps 1790, de révoltes
paysannes dont les autorités locales affirment qu’elles n’ont pu
les empêcher du fait que les émeutiers ne comprennent pas le
français qui amène l’abbé Grégoire, prêtre rallié au tiers
état et devenu député de la Convention, à préparer un « Rapport
sur la nécessité et les moyens d’anéantir le “patois” et
d’universaliser l’usage de la langue française ». Supprimer
le « patois », c’est ôter un écran entre les masses et la
parole normative des nouveaux maîtres. Non sans naïveté, ceux-ci
se disent : quand ils parleront comme nous, ils penseront comme
nous et ne bougeront que dans les limites que nous leur
fixerons.
Les
langues autres que le français n’ont jamais été ressenties comme
une menace pour l’unité territoriale de la France. Ce qui est en
jeu est fondamentalement d’ordre social. Et ce n’est pas la peur
mais un grand mépris qui accompagne l’illégitimation de toute
pratique langagière non conforme à celle des dominants.
Les
historiens bourgeois ont assez tôt mis au point un discours sur
l’histoire nationale qui réintégrait dans une continuité, depuis
les temps les plus anciens, l’ensemble des faits qui se sont
déroulés sur le territoire de la France, relativisant d’autant
l’importance de la rupture révolutionnaire. Cela permet
d’ailleurs, encore aujourd’hui, à certains de saluer
l’ordonnance de Villers-Cotterêts édictée par François Ier en
1539 comme fondement de la politique républicaine en matière de
langue. Ce travail sur l’histoire avait une fonction politique bien
précise : il devait servir de base à une réconciliation entre la
France d’avant 1789 et celle d’après, sous la direction
idéologique d’une bourgeoisie se présentant comme la dépositaire
de la totalité de l’héritage historique et culturel français. Il
permettait ainsi le ralliement de la plus grande partie des
monarchistes puis des catholiques à la République.
Cependant,
pour tous ces ralliés tardifs, l’appartenance à la communauté
nationale n’est pas fondée sur l’adhésion aux valeurs
abstraites de liberté, égalité, fraternité mais sur le culte
d’une entité présentée comme éternelle et charnelle. Elle n’est
pas fondée sur le choix en conscience d’un projet d’avenir pour
la société, mais sur un acte de foi impliquant de la part de
quiconque est porteur d’une autre mémoire et d’une autre parole
que celle de la nation, qu’elle soit provinciale ou étrangère, le
sacrifice de cette mémoire et de cette parole. D’où le culte du
français comme langue unique et mystique, et la nécessité du
reniement de tout ce qui lui est étranger.
Depuis
le XIXe siècle, le mouvement ouvrier, quant à lui, est passé à
côté d’une réflexion sur la culture intégrant la dimension de
classe de la question linguistique. Pour les militants syndicalistes,
socialistes, anarchistes, communistes, d’accord sur ce point à de
rares exceptions près, il allait de soi que la seule politique
culturelle qu’il convenait de mener au bénéfice des classes
populaires était de leur ouvrir l’accès à la culture des élites
sans la critiquer, sans se poser la question des valeurs véhiculées.
Et sans admettre que les cultures des classes subalternes pouvaient
être porteuses de valeurs progressistes. Or, se référer à la
République impose de garder à l’esprit ses contradictions.
L’école de Jules Ferry donne le savoir au peuple, mais un savoir
partiel, sans commune mesure avec celui réservé aux enfants des
classes dominantes. La République chante le progrès social, mais
elle fait tirer sur les ouvriers en grève. Elle est humaniste, mais
elle mène une politique coloniale agressive et nie la culture des
peuples dominés.
Le
français a été au cours des siècles le véhicule des discours les
plus progressistes comme des plus régressifs. Il en va de même pour
toutes les autres langues. L’enjeu aujourd’hui est de faire
circuler au maximum les éléments de connaissance de la diversité
culturelle française, d’abord pour restituer aux cultures qui en
sont partie prenante le respect dont elles ont été privées.
Ensuite parce que l’éducation à l’acceptation de la diversité,
dans les sociétés plurielles du siècle qui commence, doit être
une priorité absolue. Les langues de France ont été, à leur
façon, le laboratoire où se sont élaborées les convictions
simples qui ont mené à la négation des cultures des peuples
colonisés. Elles peuvent avoir leur place dans le laboratoire où se
fabrique un fonctionnement culturel et idéologique de type nouveau,
apte à répondre aux défis des temps qui
viennent.
Chronologie
1539. Ordonnance de Villers-Cotterêts : pour éviter tout problème d’interprétation du latin, les actes officiels seront désormais rédigés en « langage maternel françois ».
1635. Création de l’Académie française nommée par le roi.
1850. Loi Falloux : « Le français sera seul en usage dans l’école », article repris par Jules Ferry en 1881.
1941. Le régime de Vichy autorise l’enseignement facultatif des « idiomes locaux ».
1951. Après des propositions de loi communistes pour le breton et le catalan, la loi Deixonne autorise l’enseignement des langues régionales à l’école publique.
1992. Apparition dans la Constitution du français comme « langue de la République ».
2001. La délégation générale à la langue française s’adjoint à son nom « et aux langues de France ».
2008. Article 75-1 ajouté à la Constitution : « Les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France. »
2011. Examen de français pour les étrangers demandant leur naturalisation.
Marie-Jeanne Verny
Humanité.fr
C'est vrai que le culte de la République fonctionne comme une religion. Encore aujourd'hui : il suffit d'examiner le discours dominant et ses références aux "valeurs républicaines", quelles que soient les réalités dont elles prétendent rendre compte. Jean-Marc Ayrault est un modèle du genre.
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