D'anciens fonctionnaires des services secrets des USA s'adressent à Obama

Obama doit faire preuve de retenue face à l’Ukraine

Mémorandum à l’attention du Président

par les «Veteran Intelligence Professionals for Sanity» (VIPS)

«Veteran Intelligence Professionals for Sanity» [anciens collaborateurs des services secrets pour le bon sens] est un groupe d’anciens fonctionnaires des services secrets américains, dont la CIA, les bureaux des services secrets du secrétariat d’Etat (INR) et des services secrets de l’armée (DIA). En janvier 2003, ils ont formé une organisation nationale pour lutter contre l’utilisation trompeuse d’informations des services secrets, sur laquelle l’invasion anglo-américaine de l’Irak fut fondée. Avant l’attaque de l’Irak en 2003, ce groupe publia une lettre, dans laquelle il expliquait que les analystes des services de renseignement n’avaient jamais été entendus par les hommes politiques. En août 2010, il rédigea un mémorandum à l’attention de la Maison blanche, dans lequel il mettait en garde contre une attaque israélienne imminente de l’Iran.


Objet: la Russie, l’Ukraine et l’intérêt national des Etats-Unis

Monsieur le Président,

Nous, les soussignés, sommes d’anciens fonctionnaires des services de renseignement, de l’armée et des autorités judiciaires. Dans l’ensemble, nous comptons près de 200 ans d’années de service pour notre pays. Contrairement à de nombreux experts et conseillers qui fondent leurs arguments sur des notions abstraites des relations internationales, nos analyses proviennent d’une profonde expérience mise en pratique à l’intérieur du gouvernement américain – ceci aussi bien dans notre pays qu’à l’étranger.
Dans ce contexte, nous possédons une compréhension profonde de la grande responsabilité qui incombe à une grande puissance. Nous nous sentons ainsi dans l’obligation de vous faire part de nos points de vue sur l’Ukraine – d’autant plus qu’en ce moment les radios, la télévision et les journaux accordent beaucoup d’espace aux mêmes experts et universitaires qui, il y a à peine plus d’une décennie, ont fait tant de mal en Irak.

Un certain nombre d’entre nous, dans leurs activités gouvernementales, étaient impliqués dans la politique relative à l’ancienne Union soviétique puis avec l’Etat qui lui a succédé, la Fédération de Russie. Nous avons observé la tendance récente de Moscou vers une forme plus autoritaire de gouvernement et avons été également préoccupés par le jeu des grandes puissances rivales concernant l’Ukraine.

Nos souvenirs encore vifs de la guerre froide et du mal qu’elle a infligé à la sécurité du monde nous conduit à affirmer que les troubles en Ukraine ne devraient pas servir de prétexte pour ouvrir la voie au retour d’un monde bipolaire dans lequel deux superpuissances lourdement armées s’affronteraient à tous les niveaux, y compris à l’échelle mondiale.


Nous sommes particulièrement préoccupés par ce qui semble être un sentiment flou mais virulent parmi les membres du Congrès et les médias traditionnels à «faire quelque chose» concernant la Russie – un sentiment qui est à la fois mal fondé et tout à fait à l’opposé de ce que notre nation devrait faire pour entretenir une relation constructive et finalement bénéfique avec Moscou et le reste du monde.


Alors que nous soutenons les efforts des Etats-Unis pour aider au développement d’une démocratie pluraliste en Ukraine, y compris l’assistance au déroulement d’élections libres et équitables, nous croyons que le soutien militaire et l’implication directe des troupes américaines est une étape qui va inévitablement conduire à une escalade du conflit et à une confrontation directe entre deux grandes puissances nucléaires – une situation qui devrait et pourrait être facilement évitée si les intérêts de tous les pays, y compris ceux de la Russie, étaient pris en considération.


Pour parler clairement, l’engagement de la Russie en Ukraine – un pays qui est aux portes de Moscou et qui est, en partie, ethniquement russe – ne menace ni les intérêts vitaux américains; ni ceux des alliés des Etats-Unis. La réponse de Washington devrait être mesurée et prendre en compte les risques réels par rapport aux gains possibles. Les sanctions doivent être utilisées avec beaucoup de retenue, vu leur efficacité douteuse et qu’elles ne conduisent souvent qu’à envenimer des positions contradictoires. Des interventions militaires importantes, qu’elles soient unilatérales ou en conjonction avec l’OTAN, doivent être évitées car elles peuvent être perçues comme des provocations, sans offrir de solution aux désaccords existants.

Nous plaidons pour plus, et pas moins, d’engagement diplomatique, sur la base de notre propre expérience en tant que témoins de nombreuses occasions manquées au cours des dernières années, 50 ans et plus, où les Etats-Unis – à notre grand regret – se sont trouvés trop souvent du mauvais côté de l’histoire. Le fiasco de la baie des Cochons en 1961 consolidant le communisme à Cuba; le soutien américain aveugle à des groupes anti-communistes et des partis politiques en Europe affaiblissant des démocraties naissantes et renforçant simultanément la corruption; les ouvertures de l’ancien président soviétique Mikhaïl Gorbatchev en matière de désarmement nucléaire total qui ont été ignorées, encourageant ainsi la prolifération nucléaire dans d’autres Etats.


Lorsque l’Union soviétique s’est finalement effondrée, des accords spécifiques visant à réduire les interventions dans les anciens pays du Pacte de Varsovie ont été rapidement ignorés, avec simultanément l’OTAN et l’Union européenne se dirigeant rapidement vers l’est. Le viol de l’économie russe dans les années 1990, conçu par des «entrepreneurs» occidentaux en collaboration avec des oligarques locaux en fut le résultat. Cela a été décrit comme une «thérapie de choc» à l’époque, mais la plupart des Russes y virent, à juste titre, une entreprise de pillage à grande échelle, alimentant une grande partie de la méfiance actuelle envers l’Occident.


La Russie pouvait difficilement ignorer l’encouragement et la participation de facto de Washington au «changement de régime» en Ukraine – résultant dans le renversement du gouvernement régulièrement élu (bien que totalement corrompu) à Kiev. Par ailleurs, la poursuite des efforts de l’Occident pour attirer l’Ukraine dans l’OTAN garantirait l’hostilité russe pendant de nombreuses années à venir. Ce sont des questions existentielles pour Moscou; permettez-nous de vous rappeler un parallèle américain: l’application de la doctrine Monroe dans notre propre «arrière-cour».


A notre avis, la situation ne doit pas échapper à tout contrôle. La porte est toujours ouverte à l’application des mesures négociées le 17 avril à Genève. La volonté de la Russie de continuer à travailler avec nous sur la destruction des armes chimiques de la Syrie et sur la question nucléaire iranienne reste encourageante et pourrait favoriser la coopération dans d’autres domaines d’intérêts mutuels.
Perspective

Comme pour la Crimée, avec toute la rhétorique trompeuse remplissant les ondes, nous tenons à vous rappeler que la Crimée est devenue une partie de la Russie à la fin du XVIIIe siècle. Il y a soixante ans, l’ukrainien Nikita Khrouchtchev, qui était alors à la tête du Parti communiste soviétique, a simplement donné la Crimée à l’Ukraine – l’une des 15 «républiques» formant l’ancienne Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS). Il n’y avait pas de référendum à l’époque; cela n’était guère plus qu’une formalité, toutes les républiques de l’ex-URSS dansant sur l’air de Moscou.


Le transfert de la Crimée à l’Ukraine commença de façon concrète en 1991, après l’implosion de l’Union soviétique, lorsque les Criméens ne furent plus, de fait, citoyens russes. Le président Vladimir Poutine aborda de façon directe ce problème dans son grand discours du 18 mars, quand il rappela que la Russie avait «accepté avec humilité» cette situation en 1991. Il a expliqué que la Russie «traversait alors des temps difficiles et était incapable de défendre ses intérêts».


Aujourd’hui, la Russie est capable de protéger ses intérêts dans les domaines qu’elle appelle ses «frontières proches». Elle n’acceptera pas l’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN. Les tentatives pour imposer cela ne rendra pas l’Europe plus sûre; mais plutôt augmentera le danger d’une guerre.

Il y a une décision importante que vous pouvez prendre, Monsieur le Président. Nous vous recommandons de demander à l’OTAN d’annuler formellement la partie suivante de la déclaration adoptée par les chefs d’Etat de l’OTAN à Bucarest le 3 avril 2008: «L’OTAN se félicite des aspirations euro-atlantiques de l’Ukraine et de la Géorgie à une adhésion à l’OTAN. Nous avons convenu aujourd’hui que ces pays deviendront membres de l’OTAN».


Entretemps, il prévaudra de garder la tête froide. L’envoi d’un nombre important de forces militaires dans les pays riverains de l’Ukraine revient à verser de l’essence sur les feux pour l’instant relativement isolés et se limitant principalement à l’est de l’Ukraine. L’accord fragile conclu à Genève le 17 avril peut encore servir de base à la discussion entre des leaders raisonnables et prévenir provocation, arrogance et escalade qui, il y a 100 ans, mena à la guerre qui devait mettre fin à toutes les guerres. Deux courtes décennies plus tard, la Seconde Guerre mondiale suivit.


Dans le sillage de ce carnage, Winston Churchill fit une observation qui s’applique également à notre XXIe siècle: «Parole, parole, parole plutôt que guerre, guerre, guerre.»

Respectueusement soumis par le groupe de pilotage «Veteran Intelligence Professionals for Sanity»:

William Binney, former Technical Director, World Geopolitical & Military Analysis; co-founder, SIGINT Automation Research Center (ret.)
Thomas Drake, former Defense Intelligence Senior Executive Service, NSA
Philip Giraldi, CIA, Operations Officer (ret.)
Larry Johnson, CIA & State Department (ret.)
David MacMichael, former Senior Estimates Officer, National Intelligence Council (ret.)
Ray McGovern, former chief of CIA’s Soviet Foreign Policy Branch & presidential briefer (ret.)
Tom Maertens, former Foreign Service Officer and National Security Council Director for Non-Proliferation
Elizabeth Murray, former Deputy National Intelligence Officer for the Near East, National Intelligence Council (ret.)
Todd E. Pierce, US Army Judge Advocate General Corps (ret.)
Coleen Rowley, former Chief Division Counsel & FBI Special Agent (ret.)

Source: consortiumnews.com du 28/4/14
(Traduction Horizons et débats)

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