La punition du Donbass par Kiev, ou l'erreur de l'Europe vis-à-vis de la Russie
Si la Russie est dangereuse, ce n’est certainement pas quand elle règle les questions restées en suspens après la chute de son empire. C’est parce qu’elle nous rappelle que le monde ne peut pas devenir un parc de loisirs américain : nous avons plus à perdre qu’elle si nous nous l’aliénons.
Par Christophe Bagot *
Psychiatre et psychothérapeute
Psychiatre et psychothérapeute
Igor
a 38 ans, il a toujours vécu à Lougansk, cette ville de l’Est de
l’Ukraine, russophone et rebelle. Le 19 juillet 2014, je lui demande ce
qu’il pense de cet avion de la Malaysia Airlines abattu deux jours plus
tôt. Il s’emporte :
"Je m’en bats les c… de ton avion. Hier on a été bombardé ! J’ai vu des cadavres de civils dans les rues !"
"Il y a eu des explosions et je suis tombé sur le sol"
Igor
travaille sur la ligne ferroviaire Lougansk-Moscou. Il est Russe mais
de citoyenneté ukrainienne. Il dit : "Les Ukrainiens sont nos frères"…
mais il déteste les politiciens au pouvoir à Kiev. Il attend comme
beaucoup d’être sauvé par la Russie toute proche, sans souhaiter pour
autant devenir citoyen russe.
Il raconte l’irruption de la guerre dans sa vie :
"C’est
arrivé le 2 juin, à Lougansk, quand j’étais assis sur un banc pas loin
du bâtiment de l’administration de la ville. Des bombardiers de l’armée
ukrainienne sont apparus. Ils ont lâché des bombes sur le bâtiment et
autour. Il y a eu des explosions et je suis tombé sur le sol en perdant
connaissance. Quand je suis revenu à moi, il y avait un tas de cadavres
pas loin, des femmes surtout. Les services d’urgence ramassaient des
morceaux de corps éparpillés. Il y avait des blessés…"
Quelques
jours après, devant l’insécurité grandissante de la ville, comme des
milliers d’autres habitants du Donbass, Igor quittait Lougansk pour se
réfugier de l’autre côté de la frontière, en Russie. Puis le contact
s'est perdu…
Enfin, il y a quelques jour il m’écrit qu’il vit
chez des amis en Crimée en attendant des jours meilleurs… Même la
datcha de sa mère à la campagne a été bombardée !
Quand nos élites jouent les instituteurs outragés
Alors
que la population du Donbass est corrigée par l’armée ukrainienne pour
son soutien aux "rebelles", nos élites occidentales jouent les
instituteurs outragés et annoncent des sanctions économiques à
l’encontre de la Russie voisine. Elles espèrent que l’élève Poutine va
amender un comportement inacceptable pour la classe politique civilisée
: il a "déstabilisé" l’Ukraine qu’un putsch a pourtant transformé en
gentille démocratie occidentale !
Les politiciens et
journalistes occidentaux allèrent jusqu’à envisager de priver le
président de la Fédération Russe des célébrations du débarquement,
oubliant le prix payé par les peuples de l’URSS dans la victoire sur le
nazisme : 27 millions de morts, excusez du peu !
Moins
d’un demi-siècle après ce bain de sang, le gouvernement Gaïdar
conseillé par des économistes occidentaux lançait une transition
brutale à l’économie de marché, provoquant une régression de
l’espérance de vie d’une ampleur jamais observée en temps de paix : 58
ans pour les hommes et 71 ans pour les femmes en 2000 !
Population
martyrisée mais jamais abattue, et dont la société a connu une
formidable recomposition ces dernières années, dont la partie visible
sont ces classes moyennes avides de visiter tous les coins du globe.
Avec un tel passé, comment imaginer que des sanctions et quelques
points de PIB puissent l’atteindre ?
La Russie pointe avec précision notre hypocrisie
Faut-il pour cela donner à la Russie un blanc-seing ? Certes non ! Mais la Russie tend à l’Occident un miroir où il refuse de se regarder.
Sa
vision sans concession de la nature humaine ne la rendra jamais un
modèle pour les droits de l’Homme, mais lui permet de pointer avec
précision nos hypocrisies et nos erreurs.
Ce qui n’empêche pas
ce pays critiqué pour la gestion de certaines minorités de faire
cohabiter plus de 150 groupes ethniques dans une rare mosaïque de
cultures et de religions ! Cet équilibre unique se fait dans une
société qui met les rapports de force au centre des relations humaines,
illustrée par ses oligarques tapageurs reflets de la toute-puissance de
l’argent, et ses beautés enivrantes qui nous font jeter aux orties
féminisme et théories du genre.
"Si on pouvait enfermer un désir russe sous une citadelle, il la ferait sauter."
La
puissance du désir russe ne peut que lui aliéner nos classes moyennes
absorbées dans ses illusions apaisantes et de faux débats pour se
distancier d’un monde menaçant. Snowden est à Moscou, mais les espions
viennent toujours du froid !
Si
la Russie est dangereuse, ce n’est certainement pas quand elle règle
les questions restées en suspens après la chute de son empire. C’est
parce qu’elle nous rappelle que le monde ne peut pas devenir un parc de
loisirs américain : nous avons plus à perdre qu’elle si nous nous
l’aliénons.
Nouvel Observateur * Christophe Bagot connaît très bien la Russie - dont il parle la langue - puisqu'il a notamment créé un groupe professionnel de santé russophone.
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