Grèce : la carte du fascisme pour dévoyer le mouvement populaire
Comment jugez-vous l'accord imposé à Alexis Tsipras par
les créanciers et ratifié par la Vouli malgré le « non » massif exprimé
par le peuple grec lors du référendum du 5 juillet ?
Aris Chatzistefanou.
Pour moi cet accord est une capitulation totale, je n'ai pas d'autre
mot. Pour la première fois depuis quarante ans, le peuple grec avait
enfin la possibilité de s'exprimer, de décider de son futur et ce
gouvernement a finalement décidé de tourner le dos à l'expression de la
volonté populaire en reprenant des négociations menant à la même impasse
qu'avant le référendum. C'est à se demander s'ils voulaient vraiment
gagner ce référendum, s'ils n'espéraient pas un résultat plus serré pour
se revendiquer d'un mandat trop confus pour aller à la confrontation.
Cela crée une situation de danger, pas seulement pour la Grèce, mais
pour toute la gauche en Europe. Walter Benjamin disait du fascisme qu'il
prospère sur les décombres des révolutions perdues. En ce sens, si la
gauche grecque perd cette bataille, cela enverra un message négatif à
tous les partis progressistes et à tous les militants de gauche en
Europe mais surtout, cela libèrera l'espace pour les nazis d'Aube dorée,
qui sont les héritiers en ligne directe des collaborationnistes grecs
durant l'occupation allemande. Ils auront l'opportunité de se présenter
comme les seuls représentants d'une ligne anti-système, anti-austérité.
Dans la nuit de la ratification de l'accord, leur chef, Nikolaos
Michaloliakos, s'est approprié un vocabulaire de gauche pour critiquer
le capitalisme, l'Union européenne, la zone euro. Nous sommes face à un
sérieux danger.
Cette capitulation tient-elle seulement à la volonté du
Premier ministre grec, du gouvernement Syriza ? Que dites-vous de
l'odieux chantage des créanciers, des institutions européennes, des
autres chefs d'Etat et de gouvernement de la zone euro ?
Aris Chatzistefanou.
Il ne s'agit pas seulement de chantage. Nous avons assisté à un coup
d'État. De la même façon, la Banque centrale européenne était intervenue
en 2011 pour renverser le gouvernement Berlusconi en Italie. Peu
importe ce qu'on pense de Berlusconi : c'était un coup d'Etat financier.
La BCE s'était alors employée à faire monter délibérément les taux
d'intérêts de la dette, pour faire tomber un gouvernement élu. George
Papandréou a subi le même sort, il a été remplacé par un banquier non
élu, Lucas Papademos, incarnation d'une dictature de la finance. Je ne
le nie pas : le gouvernement Tsipras a été pris au piège et s'est
retrouvé dans une position très dangereuse. Mais cela tient aussi à
leurs erreurs. Ces vingt dernières années, au sein de Synaspismos, puis
de Syriza, il y avait cette confusion entre attachement à l'Europe et
tabou de l'euro. Exprimer de la méfiance vis à vis de l'euro faisait de
vous, à leurs yeux, un nationaliste tournant le dos aux autres peuples
d'Europe.
Mais l'Union européenne, ce n'est pas une famille de nations !
C'est juste un instrument au service des grandes puissances
financières. La direction de Syriza n'a jamais voulu ouvrir les yeux là
dessus. Si vous allez à des négociations sans être prêt à envisager le
défaut, la sortie de la zone euro et la nationalisation des banques, il
n'y a aucun espace de négociation pour vous. Il était évident que dans
cette position, sans autres options, les négociateurs grecs se mettaient
à la merci du chantage. Il y avait à la fois ce terrible chantage et
les erreurs fatales du gouvernement Tsipras.
Vos films décrivent le saccage démocratique qui a
accompagné les politiques d'austérité imposées au peuple grec. La dette
est-elle devenue un régime politique ?
Aris Chatzistefanou.
Absolument. Leur stratégie n’est plus celle de l’intervention
militaire. Ils se contentent de dicter leurs choix en contrôlant, via la
Banque centrale européenne, les flux de capitaux en direction des pays
endettés. Pour l'instant, nous n'avons pas d'armes pour répondre à ce
genre d'agression. C'est la même chose que d'envoyer des chars ou des
troupes au sol. Vous n'avez pas besoin de tuer des gens, quoique... On
le voit en Ukraine, l'UE n'a aucun problème à coopérer avec des
fascistes qui tuent mais ça, disons que c'est le dernier stade. Avant,
il y a tout une panoplie de mesures de coercition, ils les ont utilisées
en Grèce. Dans les années 70 et 80, la dette est devenue le mécanisme
principal par lequel ils ont pris le contrôle de nombreux pays
d'Afrique, d'Asie, d'Amérique latine. Pour la première fois nous voyons,
depuis cinq ans, que ce mécanisme s'applique à des pays de l'Union
européenne.
Dans cet accord, quels aspects vous paraissent les plus préoccupants, les mesures d'austérité ou les abandons de souveraineté?
Aris Chatzistefanou.
Ces deux aspects sont indissociables. Ils savent que ces mesures
d'austérité, que ces privatisations ne pourront s'imposer sans perte de
souveraineté, sans attaque directe contre la démocratie, contre la
liberté de la presse. Pour rappel, nous avons perdu, au gré des
programmes d’austérité, cinquante places dans l'indice établi par
Reporters sans frontières, ce qui nous ravale au rang des dictatures ou
des pétromonarchies du Golfe.
Pourquoi le choix de la Grèce comme terrain d'expérimentation de ce néolibéralisme autoritaire?
Aris Chatzistefanou. Bien sûr ce sont les failles architecturales de la zone euro qui ont crée et aggravé le problème de la dette
mais les défauts structurels de l'économie grecque ont fait du pays un
maillon faible. Peut être aussi la Grèce a-t-elle été prise pour cible
parce que son peuple est enclin à la rébellion. En détruisant l'économie
de la Grèce, ils tentent aussi de réduire au silence l'une des sociétés
les plus politisées d'Europe.
D'où vient cette tradition de délibération et de résistance?
Aris Chatzistefanou.
Peut-être que la guerre civile n'a jamais vraiment pris fin. Nous
sommes le seul pays d'Europe où les collaborateurs des nazis ne se sont
pas retrouvés dans la position des vaincus. Ils ont gagné la guerre
civile et sont devenus l'armature de l'appareil d'Etat et de la classe
bourgeoise, ils ont pris part à la dictature des colonels. Désormais
leurs enfants, leurs petits-enfants sont les complices les plus loyaux
de cette dictature financière. La gauche, elle, même réprimée, a su
entretenir l'esprit de résistance et garder sa clairvoyance : nous
devions survivre dans cet Etat contrôlé par les vieux ennemis de la
Grèce.
Quelles seront les conséquences de cette défaite sur le peuple grec? Est-ce qu'elle annihile ses capacités de résistance ?
Aris Chatzistefanou. Si
vous observez l'humeur des gens dans la rue, vous êtes tentés de dire
que le fatalisme va l'emporter. Un tel enthousiasme a accueilli la
victoire du « non » au référendum ! Et quelques jours plus tard
seulement, découvrir ce nouveau mémorandum était totalement déprimant...
Mais je reste optimiste. En fait, je viens de vivre le meilleur mois de
ma vie. J'ai découvert un peuple qui, même sous la menace, avec les
banques fermées, avec une propagande médiatique lui promettant la mort, a
eu le courage de dire « non ». C'est le plus important pour moi.
L’autre fois, à Athènes, une jeune couple m’a demandé sa route.
L’itinéraire était un peu compliqué. Ils ont réagi en disant, avec
humour : « Nous renonçons ! C’est plus simple de retourner à la
drachme ! » Peu importe ce que fait la direction de Syriza, je suis sûr à
100% que ce nouveau paquet austéritaire ne pourra être appliqué en
pratique. Même le FMI admet que c'est un plan fou. En fait, si je devais
garder un instant de ce mois si dense, ce serait le « non » du 5
juillet, qui nous rend fiers et heureux. Ce « non » du peuple grec
marquera durablement les consciences, quoi qu’il arrive.
Comment expliquez-vous la résistance des Grecs à l'austérité, sur une si longue durée?
Aris Chatzistefanou.
Il n'y a pas d'autre choix ! Ce n'est pas seulement la posture de la
Pasionaria, « mourir debout plutôt que vivre à genoux ». Certains
parlent de « dignité », pour moi ce n'est pas une affaire de dignité,
simplement il n'y a pas d'autre solution. Nous avons subi ces cinq
dernières années deux mémorandums qui ont détruit l'économie grecque.
Nous avons commencé avec une dette à 115% du PIB et après la période
dite de « sauvetage », elle est montée à 180% du PIB. Les nouvelles
projections évoquent une dette à 200% du PIB avec ce troisième
mémorandum. Nous avons perdu un quart du PIB. Il n'y a aucun précédent
historique dans un pays qui n'est pas en guerre. Nous avons 1,5 millions
de chômeurs. Plus de la moitié de la jeunesse est privée d'emploi. Dire
« stop », ce n'est pas une histoire de dignité, c'est une affaire de
survie.
L'opposition entre le « oui » et le « non » au
référendum a mis au jour un fort clivage de classe. Cela laissera-t-il
des traces ?
Aris Chatzistefanou.
Il est toujours bon de revenir aux fondamentaux, à la lutte des classe.
La cartographie électorale du « non » et du « oui » révèle une claire
conscience de classe. Mais ceci posé, je crains que la droite et
l'extrême-droite ne tirent avantage de cette situation. Le système lui
même, s'il constate que cette rébellion du « non » ne s'éteint pas, sera
tenté d'instrumentaliser le fascisme pour dévoyer le mouvement
populaire. Nous en sommes à ce point très critique. Bien sûr, l'histoire
ne se répète pas, si ce n'est sous forme de farce, mais cela me
rappelle 1923 lorsqu’Hitler, après l'échec du putsch de la Brasserie, a
été mis en prison pour quelques mois. Au fond nous sommes dans la même
position, avec toute la direction d'Aube dorée en prison ou en procès.
Cette victoire des usuriers de la Grèce va-t-elle
entraver la montée des forces anti-austérité ailleurs en Europe, en
Espagne en particulier ?
Aris Chatzistefanou.
Nous devons attendre et observer la suite des évènements. La montée de
Podemos était, c'est vrai, indexée sur celle de Syriza, jusqu'aux
élections législatives du 25 janvier. Ils ont aussi profité de la
victoire du « non », avant que l'adoption du nouveau mémorandum ne se
traduise pour eux par une chute dans les sondages. Personnellement,
j'attends de Podemos quelque chose de plus radical. Je ne suis
enthousiasmé ni par leurs propositions ni par leur stratégie. Ils sont
bien plus modérés que Syriza qui, déjà, est un parti de gauche modéré.
Mais c’est une évidence, ce qui se passe en Grèce est déterminant pour
le devenir du mouvement contre l'austérité partout en Europe. J'espère
que les militants de Syriza, majoritairement opposés à cet accord, ne
s'en tiendront pas là et, surtout, que le peuple grec trouvera les
ressources pour réagir.
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