L’Europe se déchire à propos du cas grec – et personne ne semble en mesure de l’en empêcher, par Ambrose Evans-Pritchard

5 juillet – Des manifestants célèbrent la victoire du non | Photo: IBL / Rex Shutterstock
Par Ambrose Evans-Pritchard, Athènes 20:35 BST 07 juillet 2015
Comme une tragédie d’Euripide, le long conflit entre la Grèce et les
puissances européennes qui détiennent sa dette s’achemine vers une fin
catastrophique que personne n’avait vue venir, à laquelle nul ne semble
pouvoir échapper, et qui menace de détruire au passage l’ordre européen
dans son ensemble.
Le premier ministre Grec Alexis Tsipras ne s’attendait absolument pas
à remporter le référendum de dimanche sur les conditions de sauvetage
de l’UME, et encore moins à se retrouver à la tête d’une révolte
nationale contre le contrôle exercé par les pays étrangers.
Il a organisé ce scrutin inattendu dans l’intention – et le souhait –
de le perdre. Son but était d’en sortir la tête haute, en se résignant à
une défaite honorable, et de rendre les clefs de la villa Maximos en
laissant à d’autres le soin d’appliquer l’ultimatum du 25 juin, et d’en
supporter l’opprobre.
Cet ultimatum fut un choc pour le gouvernement grec. Ils pensaient
être sur le point de trouver un accord, aussi mauvais fût-il. Tsipras
avait déjà décidé de céder au plan d’austérité, Syriza ayant échoué à
créer une union des états débiteurs du sud de l’UME et ayant mal
apprécié la tendance politique générale au sein de l’Euro-zone.
En lieu et place, ils se sont retrouvés confrontés à des créanciers
qui ont levé la barre plus haut, exigeant que la TVA sur l’hôtellerie de
tourisme passe de 7 à 23%.
Les créanciers ont réclamé une nouvelle baisse des retraites
équivalant à 1% du PIB pour l’année suivante, ainsi qu’une sortie
progressive de l’Allocation de Sécurité Sociale (EKAS) pour les
retraités les plus pauvres, alors même que les montants des retraites
avaient déjà été réduits de 44%.
Ils ont aussi réclamé une augmentation de la pression fiscale de 2% du PIB, alors que l’économie subit toujours les effets de six années de crise et d’hystérèse dévastatrice
[NdT : hystéresis/hystérèse : « Retard de l'effet sur la cause dans le
comportement des corps soumis à une action physique. Persistance d'un
phénomène quand cesse la cause qui l'a produit. »]. Ils n’ont pas
proposé de restructuration de la dette. Les Européens sont intervenus en
coulisse pour supprimer un rapport du FMI qui validait la position
grecque selon laquelle la dette était “insoutenable”. Le FMI a conclu
que non seulement le pays avait besoin d’un abattement de 30 % du
montant de la dette pour préserver la viabilité de ses créances, mais
également d’un nouveau prêt de 52 milliards d’euros pour surmonter la
crise.
Ils ont rejeté le plan grec de coopération avec l’OCDE pour réformer
le marché, et avec l’Organisation Internationale du Travail sur les lois
régissant les conventions collectives. Ils ont joué leur partition sans
souplesse aucune, refusant d’admettre que leurs exigences dignes d’un
roman de Dickens avaient été dénoncées par des économistes partout sur
la planète.
“Ils ne voulaient tout simplement pas que nous signions. Ils avaient
déjà décidé de nous mettre à la porte”, a dit le ministre des finances
démissionnaire Yanis Varoufakis.
Syriza a donc opté pour le référendum. Mais, à leur grand désarroi,
ils l’ont remporté, provoquant ainsi la grande révolte grecque de 2015,
ce moment où le peuple a finalement poussé son cri primitif, s’est
couvert de peintures de guerre et a formé la phalange des hoplites.
M. Tsipras est désormais pris au piège de son propre succès. “Le
référendum a sa dynamique propre. Les gens se révolteront s’il revient
de Bruxelles avec un compromis bâclé”, a déclaré Costas Lapavitsas, un
des députés de Syriza.
“Tsipras ne veut pas du Grexit, mais je pense qu’il se rend compte
que c’est la voie qui maintenant s’ouvre devant lui”, a-t-il ajouté.

Alexis
Tsipras arrive à Bruxelles pour un sommet d’urgence après son
référendum.Ce qui aurait dû être une fête joyeuse dimanche soir s’est
transformé en veillée funèbre. Alexis Tsipras, déprimé, a analysé toutes
les erreurs faites par Syriza depuis son arrivée au pouvoir en janvier,
discutant ainsi jusqu’au petit matin.Le premier ministre aurait alors
été mis face au choix suivant : ou bien s’emparer de l’opportunité
politique d’un vote remporté triomphalement avec 61% des scrutins pour
s’attaquer directement à l’Euro-groupe, ou bien céder aux exigences des
créanciers – en abandonnant l’imprévisible M. Varoufakis au passage, comme gage de bonne volonté.
Tout le monde savait ce qu’une confrontation signifierait. Le cabinet
du ministre en avait examiné les conséquences en détails une semaine
auparavant lors d’une rencontre tendue à la suite du refus de la BCE
d’augmenter les liquidités (ELA) du système bancaire grec, forçant ainsi
Syriza à imposer un contrôle des capitaux.
C’était un plan en trois phases. Ils “réquisitionneraient” la Banque
de Grèce tout en licenciant son gouverneur selon des lois d’urgence
nationale. Les réserves estimées à 17 milliards d’euros cachées dans
différentes succursales de la banque centrale seraient saisies.
Ils émettraient en parallèle de la liquidité et des titres de dette (“IOU”) de type californien libellées en euros
pour garder un système bancaire fonctionnel, soutenus par un appel à la
Cour Européenne de Justice afin de déséquilibrer leurs adversaires,
tout en faisant respecter les droits de la Grèce en tant que membre de
la zone Euro. Si les créditeurs les forçaient à un Grexit, ce seraient
ceux-ci – et pas la Grèce – qui agiraient de manière illégale avec
toutes les implications du droit des contrats à Londres, New York et
même Francfort.
Ils imposeraient un abattement de 27 milliards d’euros sur les
obligations grecques détenues par la BCE, que certains qualifient
“d’odieuses” puisque leur achat initial visait à sauver les banques
françaises et allemandes, empêchant ainsi une restructuration de la
dette qui sinon aurait eu lieu.
“Ils essayaient de nous étrangler jusqu’à ce que l’on se soumette, et
voici comment nous aurions répondu”, a dit un ministre du cabinet. M.
Tsipras a rejeté le plan. Il était trop dangereux. Mais une semaine plus
tard, c’est peut-être précisément ce qu’il devra faire, à moins qu’il
n’accepte un retour forcé à la drachme.
Syriza est en proie à un profond désarroi depuis 36 heures. Mardi, la délégation grecque est arrivée à un sommet de la dernière chance à Bruxelles
sans le moindre plan de négociation, alors même que l’Allemagne et ses
alliés l’avaient averti dès le début qu’il s’agissait de son ultime
chance d’éviter d’être bouté hors de la zone Euro.
Le nouveau ministre des finances, Euclide Tsakalotos,
a vaguement proposé de fournir d’ici mercredi un projet, qui sera sans
doute une version bricolée des projets déjà refusés par les créanciers.
Les événements se précipitent désormais et échappent à tout contrôle.
Les banques restent fermées. La BCE a maintenu sa politique de gel des
liquidités et, par son inaction, est en train d’asphyxier le système
bancaire.
Des usines ferment partout dans le pays alors que les stocks de
matières premières s’épuisent et que les conteneurs pleins de biens de
première nécessité s’accumulent dans les ports grecs. Les sociétés ne
sont plus en mesure de payer leurs fournisseurs, puisque les transferts
extérieurs sont bloqués. Des titres provisoires privés commencent à
apparaître tandis que les entreprises en sont réduites à une espèce de
troc, hors du circuit bancaire.
Pourtant, si la Grèce est en pleine tourmente, l’Europe n’est pas en
reste. La direction de la zone euro au grand complet a averti avant même
le référendum que le “non” conduirait à l’expulsion de l’euro, sans
cependant imaginer que ce scénario se produirait vraiment.
Jean-Claude Juncker, qui est à la tête de la Commission Européenne, a
su plaisanter de sa volte-face. Il a déclaré : “Nous devons mettre nos
petits égos, dans mon cas un très gros égo, de côté, et gérer la
situation à laquelle nous sommes confrontés.”
Le premier ministre français, Manuel Valls, a déclaré qu’empêcher le
Grexit et l’explosion de l’union monétaire était un impératif
stratégique absolu. “Nous ne pouvons pas laisser la Grèce quitter la
zone euro. Personne ne peut dire aujourd’hui quelles en seraient les
conséquences politiques, comment réagirait le peuple grec”, a-t-il dit.
Les dirigeants français travaillent de concert avec la
Maison-Blanche. Washington fait jouer son immense pouvoir diplomatique
et demande ouvertement à l’UE de “mettre la Grèce sur le chemin de la
soutenabilité de sa dette” et de résoudre ce problème récurrent une fois
pour toutes.
La pression franco-américaine est renforcée par l’italien Matteo
Renzi, pour qui l’Euro-zone doit remettre l’ouvrage sur le métier, et
repenser toute sa doctrine d’austérité après la révolte démocratique en
Grèce. Lui aussi soutient maintenant qu’une réduction de la dette est
nécessaire.
Toutefois, 15 des 18 gouvernements appelés à juger le cas de la
Grèce soit soutiennent la position inébranlable de l’Allemagne, soit
penchent vers un Grexit sous une forme ou une autre. Les Allemands sont
déjà en train de penser à l’après-Grexit et discutent de projets d’aide
humanitaire et de la manière de soutenir la balance des paiements de la
drachme.Mark Rutte, le premier ministre hollandais, s’est fait
l’interprète de nombreux pays en insistant sur le fait que la zone euro
devait faire respecter la discipline, quelles qu’en soient les
conséquences financières. “Je suis à la table des négociations
aujourd’hui afin de veiller à ce que l’intégrité, la cohésion et les
principes sous-jacents de la monnaie unique soient protégés. Il
appartient au gouvernement grec d’apporter des propositions de grande
portée. S’ils n’en font rien, dit-il, je pense que ça sera rapidement
terminé.”
Les deux parties sont enfermées dans un dialogue de sourds,
s’attachant à leur version de l’histoire, et aucune ne veut se remettre
en cause. Le résultat pourrait coûter cher. RBS estime les pertes
financières directes d’un défaut de paiement de la Grèce pour la zone
euro à 227 milliards d’euros, à comparer aux 140 milliards d’euros s’ils
avalaient la couleuvre d’une restructuration de la dette style FMI.
En images : le coût humain de la crise de la dette grecque.

Mais cela n’est qu’un détail en comparaison des dégâts pour le
projet politique européen et pour l’OTAN si, malgré les objections
vigoureuses de la France, de l’Italie et des États-Unis, la Grèce était
jetée aux loups.
Il est difficile d’imaginer ce qui resterait de la direction commune
franco-allemande. De dégoût, Washington pourrait alors tourner le dos à
l’OTAN, laissant l’Allemagne et les pays Baltes monter leur propre
défense contre Vladimir Poutine.
M. Lapavitsas disait que l’enjeu réel est la survie même de l’Europe
en tant que force civilisatrice dans le monde. “L’Europe n’a pas montré
beaucoup de sagesse durant le siècle passé. Elle a commencé deux guerres
mondiales et a dû être sauvée par les Américains”, disait-il.
“Maintenant, avec la création de l’union monétaire, elle a agi avec
tant de stupidité et créé un tel désastre qu’elle met l’union même en
doute, et cette fois-ci, il n’y aura pas de sauveur. C’est le dernier
coup de dés pour l’Europe”, disait-il.
Source : The Telegraph, le 07/07/2015
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