Tourisme humanitaire : «C’est Tintin au Congo»

Tourisme humanitaire : la vraie fausse pitié 

Se prélasser aux Maldives pour son voyage de noces ? Dépassé. Le top de la tendance, c’est le honeyteering (de honeymoon et volunteering), la lune de miel humanitaire. A lire les témoignages, c’est inoubliable. Ça rapproche et ça soulage. Le phénomène ne touche pas seulement les couples fraîchement épousés. De plus en plus de particuliers donnent de leur temps de vacances pour faire du volontariat : c’est le tourisme humanitaire, ou «volontourisme». Plusieurs formules sont possibles, du groupe d’amis qui s’auto-organise et part distribuer du matériel collecté, ou donner un coup de main à une association locale  à l’initiative individuelle, en passant par les «séjours humanitaires» clé en main. Les tour-opérateurs proposent ainsi des «circuits humanitaires», qui promettent de l’atypique, de l’authentique, de l’alternatif. Avec des étapes «solidarité», hors des sentiers battus : don de fournitures scolaires dans un petit village, journée dans un orphelinat, etc.

A Port-au-Prince, en Haïti, en janvier 2013. Cette Américaine a payé pour une semaine de «bénévolat» organisé par l’association chrétienne Healing Haiti. Au programme, distribution d'eau, journée avec les orphelins et, surtout, photos souvenir. Photo Corentin Fohlen. Divergence


«L’envie d’engagement ne fléchit pas, observe Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières.Faire de l’humanitaire, c’est faire quelque chose de bien pour l’autre, c’est une attitude sociale légitime qui coexiste en parallèle d’un processus continu de professionnalisation.» Le célèbre médecin est plus critique quant à l’idée de coupler voyage et humanitaire. «Pourquoi vouloir fixer au voyage un autre but que la découverte de personnes, de paysages, de saveurs ? Faire du tourisme en se sentant investi d’une mission, pour être gentil, pour jouer au père Noël avec des livres, des stylos et des médicaments disqualifie le voyage en lui-même. La dissymétrie du rapport rend d’emblée la rencontre impossible. Ce n’est pas de l’ouverture, mais de la condescendance.»  


L’intention est louable. La critique s’avère, dès lors, délicate. «Il ne faut pas casser l’élan, le désir de s’engager», prévient Brauman. Les ONG ont lancé des campagnes de dissuasion du volontouriste, à l’instar de Solidarités International. «Tout le monde ne peut pas aider sur le terrain», disent les spots. Une série de faux entretiens d’embauche croustillants, avec notamment une hippie qui a «fait grave du baby-sitting», sait ce que c’est que de vivre sans douche à force de faire des festivals, «kiffe l’Afrique» et se dit prête à partir secourir «les enfants qui meurent de faim et ont besoin d’amour». Comme si les bons sentiments à l’égard d’une misère aussi lointaine qu’abstraite dispensaient de toute réflexion intellectuelle. 

 «Quand on est sérieux, il faut regarder quel est notre impact réel, prendre du recul, explique Sébastien Marot, directeur de Friends International, qu’il a cofondé au Cambodge en 1994. Toutes les conneries, je les ai faites. Dans la rue, je donnais à manger aux enfants cambodgiens, comme tous les touristes. Du coup, les gamins stagnaient en attendant le room service… Huit repas par jour», se souvient cet ancien directeur marketing chez L’Oréal. Vingt-deux ans qu’il voit défiler dans les orphelinats les touristes humanitaires et autres volontaires en tout genre. «L’enfant est devenu une attraction touristique. Imaginez un turn-over permanent de Japonais, un flux d’adultes inconnus qui viendraient dans nos écoles pour apprendre des chants aux petits Français, enseigner leur langue, leur offrir du riz et les photographier avant de repartir.»

Lépreux au Ghana

Le Cambodge compte plus d’orphelinats aujourd’hui qu’en 1979, au sortir de la guerre. Rien que ces huit dernières années, leur nombre a triplé. Six cents structures ont été dénombrées et le recensement n’est pas terminé… En trente ans, le nombre d’orphelins est passé de 7 000 à 47 000. En fait, selon l’Unicef, 74 % d’entre eux ont des parents. «Les volontaires étrangers veulent tous ouvrir des orphelinats. Seulement, il faut les remplir ! Alors, croyant bien faire, ils retirent les enfants aux familles cambodgiennes pauvres, expliquant que c’est mieux, qu’ils ne savent pas s’en occuper. C’est raciste, colonialiste. Et si on retirait aux Français leurs enfants au seul motif qu’ils sont trop pauvres ?» interroge Sébastien Marot.

Le mot «orphelin» déclenche l’arrivée massive de l’aide étrangère et des volontaires. «Ils viennent soit se construire un CV, soit se reconstruire parce qu’ils sont dans une mauvaise passe. Charge donc aux enfants étrangers de soigner les problèmes des Occidentaux, tacle Marot. D’un point de vue marketing, l’orphelinat c’est facile à vendre. Mais pour que l’argent continue d’affluer, il ne faut pas qu’il soit investi, ce serait casser le produit. Le bâtiment doit rester pourri et les enfants avoir l’air malheureux.» Le phénomène a gagné le Laos, la Thaïlande, la Birmanie. Au Cambodge, Friends International œuvre à la réintégration des enfants dans les familles, en partenariat avec l’Unicef et le gouvernement. Depuis cette année, des orphelinats sont fermés et l’ouverture de nouveaux établissements est gelée. «Nos volontaires font des travaux administratifs, des recherches, mènent des enquêtes. Il y a beaucoup à faire et peu d’occasions de. Ce sont des professionnels locaux et expérimentés que nous salarions qui s’en occupent.»

Reste le «séjour humanitaire» afin d’accéder à l’enfant exotique, pauvre et malade. Contre 2 000 euros en moyenne les quinze jours, au titre des frais de mission (transport, hébergement, repas, le tout dans un confort rudimentaire qui participe au charme de l’aventure), Projects Abroad promet par exemple de soigner des lépreux au Ghana ou d’accueillir les primo-arrivants sur les plages italiennes. «On remplace la planche à voile par un réfugié», s’indigne Pierre de Hanscutter, président et fondateur de l’association francophone Service volontaire international (SVI).

Des «missions de volontariat» en «médecine générale», «soins infirmiers», «sage-femme», «santé publique», «soins dentaires», accessibles «même sans qualification médicale» et à partir de 16 ans, insiste le site web de Projects Abroad. Et si les photos ne suffisaient pas (des jeunes Blancs en blouse et gantés de latex qui prennent des tensions, donnent des médicaments à des nourrissons, etc.), il y a les vidéos. Deux adolescentes danoises soignent les plaies purulentes de malades au Ghana. Elles voulaient une première expérience avant de passer le concours de médecine. Se faire la main, en quelque sorte. Leur meilleur souvenir ? Un accouchement compliqué, c’était «extraordinaire», «du sang partout». Au Pérou, une fille fait des points de suture, ravie : «Ça donne confiance en soi.» En Tanzanie, un garçon anglais, stéthoscope autour du cou, briefe des infirmières noires, regarde les radios, feuillette des dossiers. Au Mexique, une Suissesse enjouée enseigne le français à l’université. Trois classes. Les élèves sont plus vieux qu’elle, pas trop dur ? «Il suffit d’être motivée, d’avoir envie d’enseigner et d’être de bonne humeur. Ça suffit pour les Mexicains !»

Holding

«C’est Tintin au Congo», résume Rony Brauman, «inquiet» et «révolté» par les dégâts sanitaires causés sur place et «l’exploitation cynique des bonnes volontés». Le SVI regrette le silence de l’ordre des médecins en France. «Dire à un jeune Blanc que même s’il n’a que le bac, il aura toujours un niveau supérieur aux professeurs et médecins locaux, c’est du racisme positif. Il faut lui remettre les pieds sur terre, on ne l’attend pas pour sauver l’Afrique, même si c’est sympa, même si ça fait rêver», soupire Pierre de Hanscutter.

Projects Abroad est le leader du tourisme humanitaire. Un ensemble de structures appartenant à une holding domiciliée en Angleterre, Beech View Holdings Limited. La multinationale, arrivée sur le marché hexagonal voilà dix ans, n’a rien d’une ONG, si ce n’est le champ lexical. Six cents salariés, près de deux cents programmes, des dizaines de milliers de volontaires-clients dont les deux tiers ont moins de 30 ans. Son bénéfice net, en constante augmentation, s’élevait à 1,7 million de livres en 2012 (2 millions d’euros). Contacté par Libération, Projects Abroad n’a pas donné suite.

Bac à sable

«Soit le séjour se passe bien et les jeunes reviennent avec l’idée que les pays en développement sont un grand bac à sable ; soit cela se passe mal, et là c’est tout le secteur associatif qu’ils verront comme une vaste arnaque», souligne Pierre de Hanscutter, inquiet des valeurs inculquées ainsi à ces citoyens en devenir. Il pointe un autre écueil : «A l’étranger, le marché du travail souffre aussi, avec toute cette main-d’œuvre qui paye pour venir travailler.»

Qui sont ces volontouristes ? La sociologue Alizée Delpierre a enquêté durant trois ans chez Projects Abroad. Elle souligne le «rôle déterminant des parents», professions libérales, hauts-fonctionnaires, majoritairement aisés et résidant dans les beaux quartiers parisiens. «Ils redoutent généralement le secteur associatif, considéré comme un domaine de relégation. A ce prix-là, ils ont la garantie de l’entre-soi.» L’action humanitaire répond d’abord à «stratégie éducative», que la chercheuse détaille : «Les parents veulent que leur enfant acquière des compétences internationales, teste ses affinités avec un métier avant de payer une grande école, apprenne à se débrouiller seul ou soit confronté à la misère pour qu’il mesure combien il est privilégié…» Sur place, elle a vu des volontaires «déçus de constater le faible impact de leur action. Alors ils visitent, font du shopping». Comme des touristes tout court.

Noémie Rousseau 

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